2 novembre: Ungaretti
3 novembre: Machado
4 novembre: Walt Whitman
5 novembre: Vladimir Maïakovski
6 novembre: Volker Braun
7 novembre: T.S.Eliot
8 novembre: Constantin Cavafis
9 novembre: Fernando Pessoa
10 novembre: Georgio Caproni
11 novembre: Vladimir Holan
12 novembre: Hölderlin
13 novembre: Ulberto Saba
14 novembre: Mahmoud Darwich
15 novembre: César Vallejo
à suivre...Bonne lecture
Chers confinés de la deuxième vague.
Décidément la tempête redouble ! Des vagues de peur et de haine balayent le pont du navire…
Au seuil d’un nouveau confinement, un certain nombre d’entre vous semblent souhaiter que je me remette à l’ouvrage, afin de repêcher dans la mer mystérieuse appelée poésie quelques-unes de ces étranges épaves qu’on nomme « poèmes », afin de vous en faire chaque jour cadeau.
Tout voyage nous étant interdit, j’aimerais cette fois vous faire traverser les frontières, et c’est d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, de Russie, d’Amérique ou d’ailleurs, que viendront vers vous ces messagers quotidiens. Car il n’est pas un pays dans le monde, dans lequel en dépit des guerres et des atrocités cette rose de langage ne fleurisse au cœur de l’homme.
Vous ne pourrez bien sûr pas les entendre vous parler dans leurs langues, mais beaucoup ont été traduits dans la nôtre (je m’y suis essayé pour ce qui concerne l’Italie).
Quelques-uns sont célèbres. Tout le monde connaît (ou croit connaître.) Lorca, Neruda, Maïakovski, Pasolini, mais d’autres vous seront sans doute inconnus et je ne pouvais pour chacun vous fournir toutes les données de leur vie et de leur œuvre, mais je crois qu’en allant sur internet (Wikipedia), vous pourrez, si le cœur vous en dit, faire plus ample connaissance avec eux.
Claude ADELEN
Ungaretti (1888-1970).
Un des plus grands poètes italiens du siècle dernier. Son œuvre est traduite en français sous le titre "La Vie d'un homme" (Ed. Gallimard 1973).
Noël………… Giuseppe Ungaretti
Je n’ai pas désir
de plonger
dans une pelote
de routes
J’ai tant
de lassitude
sur les épaules
Laissez-moi donc
comme une
chose
posée
dans un
coin
Ici
on ne sent
rien d’autre
que la bonne chaleur
Je demeure
avec les quatre
cabrioles
de fumée
de l’âtre
Naples, 26décembre 1916
(Naufrages, trad. Jean Lescure)
2ème envoi mardi 3 novembre 2020.
D'Espagne.
Antonio Machado (1875-1939). Le grand poète qui a marqué toute une génération. Par son grand livre "Champs de Castille" (1907-1917). Comme tous les poètes de sa génération, il a connu la terrible épreuve de la guerre ("Poésies de guerre/1936-1939). Et de l'exil: "Machado dort à Collioure/ Trois pas suffirent hors d'Espagne/ Que le ciel pour lui se fit lourd/ Il s'assit dans cette campagne / Et ferma les yeux pour toujours" (Aragon/ Les Poètes)
Le Voyageur…….ANTONIO MACHADO
J’ai connu beaucoup de chemins,
et ouvert de nombreux sentiers,
j’ai navigué sur cent océans,
et accosté à cent rivages.
Partout j’ai vu
des caravanes de tristesse,
de fiers et mélancoliques
ivrognes à l’ombre noire
Et des cuistres, dans les coulisses,
qui regardent, se taisent et se croient
savants car ils ne boivent pas
le vin des tavernes.
Sale engeance qui chemine
en empestant la terre…
Et partout j’ai vu
des gens qui dansent ou qui jouent,
quand ils le peuvent, et qui labourent
leur petit lopin de terre.
Arrivent-ils quelque part,
jamais ne demandent où ils sont.
quand ils vont cheminant ils vont
sur le dos d’une vieille mule ;
Ils ne connaissent point la hâte,
pas même quand c’est jour de fête.
S’il y a du vin ils boivent du vin,
sinon ils boivent de l’eau claire.
Ce sont de braves gens qui vivent,
qui travaillent, passent et rêvent,
et qui un jour comme tant d’autres
reposent sous la terre.
Solitudes, Galeries et autres poèmes(1899-1907)
(trad Bernard Sessé)
Souvenir d'une belle aventure artistique de la Maison de la Poésie Jean Joubert, en partenariat avec la Métropole: la lecture concert "Antonio Machado, la halte du voyageur" dans les médiathèques d'agglomération en 2011.Textes réunis par Annie Estèves et Patricio Sanchez. Lectures bilingues par Grégory Nardella et Patricio Sanchez, improvisations au piano par Alessandro Candini.
3ème envoi
D'Amérique.
Walt Whitman (1889-1892). Le Grand arpenteur. L'âme cosmique de l'Amérique, toute sa laideur et toute sa grandeur.
L'homme d'un seul livre :"Leaves of grass" (1855). Et quel livre! Il faut lire ou relire ce poème d'un homme qui marche. Dans la préface de sa superbe traduction, Jacques Darras cite Van Gogh qui écrivait depuis Arles en 1888:": As-tu déjà lu les poésies Américaines de Whitman...Il voit dans l'avenir et même dans le présent un monde de santé, d'amour charnel et franc, d'amitié, de travail avec le grand firmament étoilé…"
Sur le bord de la Route……….Walt Whitman
A un président
Tout ce que tu es en train de faire et dire sont mirages qui pendent au nez
de l’Amérique
Tu n’as rien appris de la Nature – n’as tiré aucune leçon politique de sa
grande amplitude, rectitude ou impartialité,
N’as pas vu que c’étaient les seuls besoins réels de l’Amérique
Et que toute contribution inférieure à cela serait tôt ou tard rejetée par
l’Amérique
Je suis assis et je contemple.
Je suis assis et je contemple tous les chagrins du monde, l’oppression et la
honte
J’entends les sanglots convulsifs de la part de jeune gens secrètement en peine
avec eux-mêmes, saisis par le remords pour ce qu’ils ont fait,
Je vois dans les bas-fonds de la vie la mère maltraitée par ses enfants , mourant
abandonnée, décharnée, désespérée,
Je vois l’épouse maltraitée par son mari, je vois le traître séducteur des jeunes
femmes,
Je vois les fermentations de la jalousie et l’amour sans retour tenter de se
dissimuler, j’assiste à toutes les scènes de la terre,
Je vois l’œuvre des batailles, les fléaux de la tyrannie, je vois les martyrs
et les prisonniers,
J’observe les injures, les dégradations commises par les arrogants à l’égard
des travailleurs, des pauvres, des Noirs et leurs frères ;
Toutes ces fautes sordides, toutes ces douleurs interminables je les contemple
là où je suis assis
Je les vois, je les entends, je garde le silence
Feuilles d’herbe
(Traduction Jacques Darras)
En 2011, à l'issue d'une résidence à la Maison de la Poésie (pas encore "Maison de la Poésie Jean Joubert") le comédien Julien GUILL, dans le cadre des actions avec sa compagnie, la Compagnie Provisoire, et son concept, le Théâtre enragé, présente la lecture spectacle Feuilles d'herbe d'après Walt Whitman.
Créé à la Maison de la Poésie de Montpellier en 2011, ce magnifique spectacle est ensuite diffusé dans les médiathèques d'agglomération et dans d'autres lieux.
Julien GUILL a récemment repris ce travail.
4ème envoi 5 novembre 2020
De Russie (d'URSS). Maïakovski 1893-1930.
Un géant. Une force de la nature. On raconte qu'une fois, dans un train, il dit à une voyageuse :"Je suis un nuage en pantalons". Un futuriste au sens profond du terme. Il mit toute la force de son langage au service de la Révolution. Il eut une relation orageuse avec Lili Brik, la sœur aînée d'Elsa Triolet, qui le traduira en français en 1952 (Editeurs Français réunis). C'est dans cette édition que je l'ai découvert.
Il s'est tiré une balle dans le cœur en 1930.
« Je sais la force des mots… ». ……Maïakovski
II
Je sais la force des mots, la force des mots-tocsin
Pas de ceux-là, qui savent ravir les foules.
Des autres, qui de terre feraient sortir les morts,
et les cercueils défilent d’un pas de chêne sonore.
Souvent, ni lus, ni imprimés, les mots tombent au panier,
Mais ils en sortent et ils galopent le mors aux dents,
tonnant pendant des siècles, et les trains viennent en rampant,
lécher leurs mains calleuses.
Je sais la force des mots. Moins que rien.
Moins que des pétales sous le talon d’une danse.
Et l’homme pourtant, de toute son âme, des lèvres, de la carcasse….
III
Un peu ? Beaucoup ? Je tords les mains
et les doigts,
effeuillés , le vent les emporte.
C’est ainsi qu’on arrache
leur secret
aux marguerites des sentiers, en mai.
Laissez rasoir et ciseaux révéler des cheveux les fils argentés.
Laissez tinter la masse argentée des années.
J’espère, j’ai foi : au grand jamais
ne me viendra la honte de m’assagir.
IV
Inutile de passer en revue
les douleurs, les malheurs, et les torts réciproques.
Vois
quelle paix sur l’univers.
La nuit
a imposé au ciel
une servitude de tant et tant d’étoiles.
C’est l’heure
Où l’on se lève ; et où l’on parle
aux siècles, à l’histoire, à l’univers…
Poésies posthumes
(Traduction. Elsa Triolet)
Et avec la Maison de la Poésie et le comédien Julien GUILL, en 2010...
Maison de la Poésie
Le nuage en pantalon, performance du comédien Julien Guill
d’après Vladimir Maïakovski
Harangue poétique, d’après le premier poème de Vladimir Maïakovski (1893-1930
Pour clamer leurs poèmes dans la rue, les « futuristes » se peignaient le visage. Sorte de masque de rituel pour un carnaval épouvantable, presque une transe exutoire.
Ici, la scène est une chaise.
Maïakovski se propose d’être, pour reprendre ses termes, soit « évaporé comme un nuage en pantalon », soit « tout de viande déchaînée ».
Un jeune homme fait le récit de sa flamboyante initiation à la vie.
L’acteur, la tête peinte en rouge, s’écarte du public et monte sur sa scène improvisée pour entamer son boniment. La chaise permet d’élever l’interprète au-dessus de son public et de faire partager son calvaire.
Maïakovski agit par l’écriture et fait de l’auditeur un témoin complice.
Il est question de l’éveil d’une sensibilité face à la naissance de la révolte, à la brûlure insoutenable de l’être et de sa pensée, et de mettre en avant un insatiable enthousiasme qui, aujourd’hui, correspond au désir de chacun d’en découdre, d’être en révolte : contre ! dire non !
Le nuage en pantalon, par son intensité brève et soutenue, permet de saisir le spectateur, presque par surprise.
La performance sera présentée à
Elle sera précédée d’un atelier théâtre avec les adolescents du quartier, en collaboration avec le service éducatif de la médiathèque et les associations d’alphabétisation.
5ème envoi 6 novembre 2020
Volker Braun. Né à Dresde en 1939. C'est dire qu'il a connu la mort et la destruction. (et le massacre des illusions (le printemps de Prague)) en tant que citoyen de la RDA. Qu'il a subi la censure (Sa pièce, "la mort de Lénine" écrite en 1970 devra attendre 1988 pour être montée). Alain Lance, qui l'a traduit, écrit que sa poésie exprime "un deuil cependant dénué de toute nostalgie à l'égard d'un système politique qui n'a pas su concrétiser l'idéal socialiste", et il conclut sa préface aux "Poèmes choisis" (édition Poésie Gallimard /2018) par ces mots : Volker Braun a tendu un miroir aux lémures de notre époque, au communisme, qui a sombré, au capitalisme, qui a survécu, pour leur montrer combien ils sont risibles.
Le poème que j'envoie est extrait d'un livre paru en 1996 : "Jardin d'agrément, Prusse."
Volker Braun :
En prologue à l’ouverture de la quarantième saison
du Berliner ensemble Le 11 octobre 1989
Qu’elle est obscure la matière
Du monde ! Aux tempêtes, raz-de marée
Et inévitables tremblements de terre
S’ajoutent l’ébranlement des peuples et
L’éboulement des idées.
On finissait par croire les temps
Immuables. Dans les horloges
Le sang, le sable, le jour
Croupi. Qui maintenant ressurgit
Avec une jeunesse imprévue.
Où cela nous mène ? Ou simplement :
Quelqu’un sait-il ce qui est devant, derrière ?
Les stratégies moisissent
Comme des tentes démontées dans les flaques
Derrière les fuyards.
Des Etats, avenir édifié ! Effondrés
Dans l’herbe qui les bouffe. D’inébranlables
Alliances vacillent dans le sanglant marécage et
L’indéfectible amitié
Observe, méfiante,
Ses eaux usées.
Là, ignorant la faim du communisme, on réclame
Cuisine bourgeoise ; ailleurs,
Faisant de l’Histoire table rase
On n’a plus qu’assiette vide
Mais n’oubliez pas
Que là aussi la faim qui règne
Avec le mandat des masses est une faim
De Justice.
(Jardin d’agrément, Prusse 1960-1989)
Traduction Alain Lance
Nous avons accueilli Volker Braun à Montpellier...
Partenariat Maison de Heidelberg/ Maison de la Poésie Jean Joubert
En présence de l’auteur. Modération : Alain Lance
Vendredi 5 avril 2019. 18h30
Maison de Heidelberg. Montpellier
D'Angleterre : T.S Eliot
D'origine américaine (Missouri), installé définitivement en Angleterre à partir de 1914. Prix Nobel 1948. C'est avec "La Terre vaine" (The Waste Land) qu'il deviendra l'un des poètes les plus importants du XXème siècle, dont l'influence au niveau européen fut considérable. Son œuvre est à sa manière une révolution poétique : "C'est, dit-il, une loi de la nature… que la poésie ne s'écarte jamais trop de notre langage quotidien. Et chaque révolution en poésie est susceptible d'amener un retour au langage commun.." C'est Shakespeare qui lui a appris qu'on pouvait énoncer des choses sublimes dans le langage de la conversation ("Je veux vous montrer la peur dans une poignée de poussière").
Quand j'ai découvert Eliot dans la traduction de Pierre Leyris, au moment où je préparais mon Capes, le premier vers que j'ai retenu de lui est celui-ci (d'actualité, 50 ans plus tard !) "Je vieillis, je vieillis, je ferai au bas de mes pantalons un retroussis".
Mercredi des cendres (1930)…………..T.S. Eliot
Parce que je n’espère plus me tourner à nouveau
Parce que je n’espère plus
Parce que je n’espère plus me retourner
Enviant le don de celui-ci et l’envergure de celui-là
Je ne m’efforce plus de m’efforcer vers pareilles choses
(Pourquoi l’aigle chenu déploierait-il ses ailes ?)
Pourquoi lamenterais-je
Le pouvoir évanoui du règne habituel.
Parce que je n’espère plus connaître de nouveau
La gloire débile de l’heure positive
Parce que je ne crois pas
Parce que je sais bien que je ne saurai pas
Le seul vrai pouvoir transitoire
Parce que je ne puis boire
Là où fleurissent les arbres et coulent les fontaines, car il n’est rien qui revienne.
Parce que je sais que le temps est toujours le temps
Que le lieu est toujours et seulement le lieu
Que ce qui est réel ne l’est que pour un temps
Ne l’est que pour un lieu
Je me réjouis que les choses soient ce qu’elles sont
Et je renonce le visage béni
Et je renonce la voix
Parce que je n’espère plus me tourner de nouveau
En conséquence je me réjouis ayant à construire quelque chose
Dont je puisse me réjouir.
……………………………………………………………………
Parce que ces ailes ne sont plus des ailes pour voler
Mais seulement des vans pour battre l’air
L’air qui est présent si ténu et si sec
Plus ténu et plus sec que n’est la volonté
Apprenez-nous l’amour et le détachement
Apprenez-nous à rester en repos.
(Traduction Pierre Leyris)
7ème envoi 8 novembre 2020
D'Alexandrie: Grec
Constantin Cavafis (1863-1933...
Toute la poésie de Constantin Cavafis, originaire d'Alexandrie, non publiée en volume de son vivant, est, comme l'écrit Henri Deluy "une agitation sereine qui marque sa vie, soulignée par les évocations d'un destin en fin de compte reçu: l'amour, quel qu'il soit, ici l'amour homosexuel, le plaisir quel qu'il soit, ici le "plaisir illicite" , qui deviennent les plus courtois, et les plus voluptueux. Une "autre" confession, avec la pointe d'un esthétisme distancié". Cette poésie est écrite en" langue populaire", langue parlée ou presque. Ce sans doute pourquoi T.S. Eliot publia "Ithaque" (un des grands poèmes de "En attendant les barbares") dans sa revue Critétion.
Redécouvert, il est considéré aujourd'hui comme l'un des plus grands.
Cierges ………………………Constantin Cavafis
Les jours de l’avenir se dressent devant nous
comme une file de petits cierges allumés –
de petits cierges dorés, chauds et pleins de vie.
Les jours passés restent en arrière,
une triste rangée de cierges juste éteints ;
les plus proches encore fumants,
cierges froids, fondus et prostrés.
Je ne veux pas les voir ; leur aspect m’afflige,
comme il m’afflige de me rappeler leur éclat premier.
Je regarde, vers l’avant, mes cierges allumés.
Je ne veux pas me retourner pour constater avec horreur
comme s’allonge vite l’obscure rangée
comme augmentent vite les cierges éteints.
En attendant les barbares(1896-1904)
(Traduction Dominique Grandmont)
ème envoi 9 novembre 2020
Fernando Pessoa (1888-1935). Du Portugal :
Quand on dit Pessoa on pense tout de suite à "l'invention" des hétéronymes. Il parle de l'apparition en lui de "quelqu'un en moi à qui j'ai tout de suite donné le nom d'Alberto Caeiro", comme d'une apparition de la conscience à elle-même à partir de laquelle toute l'œuvre s'organise. Il y a 3 grands hétéronymes poètes : Caeiro (Le gardeur de Troupeaux), Ricardo Reis (odes), Alvaro de Campos (les grandes odes). Plus un prosateur Bernardo Soares (Le livre de l'intranquillité) : Un poète de la terre, un pur lyrique, un exalté fou d'espace et de mouvement, alcoolique et drogué, un obscur employé de bureau confiné dans son souterrain du quatrième étage rédigeant un livre testament. Le poète alors serait-il un "fingidor", menteur, simulateur, imposteur, mystificateur ?
Patrick Quiller répond :" Feindre est le propre du poète". Pessoa a VU Caeiro, Reis et Campos comme Balzac, Proust et Tolstoï ont VU leurs héros. Il est Caeiro, Reis, Campos, comme Shakespeare est Hamlet, Macbeth ou Lear.
Je laisse la parole au Gardeur de troupeaux. Il n'est pas dit qu'un autre hétéronyme ne vienne prochainement vous rendre visite !
Le Gardeur de Troupeaux………Alberto Caeiro
De la plus haute fenêtre de ma maison
Avec un mouchoir blanc je dis adieu
A mes vers qui s’en vont vers l’humanité.
…………………………………………………………..
Fleur, mon destin m’a cueillie pour le plaisir des yeux.
Arbre, on m’a arraché mes fruits pour le plaisir des bouches,
Fleuve , le destin de mes eaux était de ne pas rester en moi.
Je me soumets et me sens presque gai.
Presque gai comme qui se lasse d’être triste.
Allez-vous en, allez-vous en de moi !
L’arbre passe et demeure dispersé à travers la Nature.
La fleur fane et sa poussière dure à jamais.
Le fleuve coule et entre dans la mer et ses eaux sont à jamais
celles qui furent siennes.
Je passe et demeure, comme l’Univers.
XLIX
Je recule d’un pas vers l’intérieur, et ferme la fenêtre.
On apporte la lampe, on me souhaite une bonne nuit,
Et ma voix réjouie souhaite une bonne nuit.
Puisse ma vie être toujours ceci :
Le jour gorgé de soleil ou adouci de pluie,
Ou tempétueux comme si le monde prenait fin,
La soirée douce et les groupes qui passent,
Fixés avec intérêt depuis la fenêtre,
Le dernier regard d’ami posé sur la paix profonde des arbres,
Et puis, la fenêtre fermée, la lampe allumée,
Sans rien dire, sans penser à rien, sans dormir,
Sentir la vie couler en moi comme un fleuve dans son lit,
Et là dehors un grand silence comme un dieu qui sommeille
(Traduction Patrick Quiller)
9ème envoi 10 novembre 2020 : d'Italie.
Giorgio Caproni 1912-1990.
Giorgio Caproni. Né à Livourne. Une figure majeure de la poésie italienne du XXème siècle, un peu plus tardivement reconnue pour telle que celles d'Ungaretti, Montale, Luzi, Bertolucci (toute une génération rangée sous l'appellation un peu trompeuse "d'hermétisme"). C'est avec la publication du recueil "Le Mur de la Terre"(1975) qu'elle apparaîtra en pleine lumière.
J'ai découvert cette œuvre essentielle dans le volume de chez Garzanti, "Tutte le poésie", un peu avant que justice lui soit rendue par la magistrale traduction en français de "L'œuvre poétique" (ed. Galaade 2014) aux soins d'Isabelle Lavergne et Jean-Yves Masson). Les auteurs de la préface soulignent l'importance de l'allégorie dans sa poésie (dans "Le passage d'Enée", l'allégorie de Gênes et les extraordinaires "Stances du funiculaire" ) et aussi de la musique. Mais c'est en même temps une poésie ancrée dans la réalité, dans la situation spirituelle du monde moderne et qui, dès les années 70, dénonce férocement une classe politique responsable de la destruction programmée de la planète.
Mais pour moi, le plus bouleversant reste ces "vers de Livourne " dédiés à sa mère : "Comme elle était jeune et fine/ dans l'escalier Annina". Ah! si j'avais la place de tout mettre !
Vers courts comme qui dirait écologiques………Giorgio Caproni
Ne tuez pas la mer,
la libellule, le vent
N’étouffez pas le lamento
(le chant) du lamantin
Le galago[1], le pin ;
même de ça, l’homme
est fait ! Et qui, pour un vil profit
dynamite le poisson, le fleuve,
ne le faites pas chevalier
du travail. L’amour
finit où finit l’herbe
et meurt l’eau. Où
disparaît la forêt,
et le souffle du vert. Celui
qui reste pleure un pays
toujours plus vaste, dévasté – « L’homme
une fois disparu comme elle pourrait
redevenir belle, – la terre. »
(Traduction Claude Adelen)
[1] Galago : petit lémurien des îles de la Sonde.
10ème envoi 11 novembre 2020 : De "Tchécoslovaquie", Vladimir Holan 1905-1980
Vladimir Holan, né à Prague. C'est grâce à Pierre Jean Oswald, qui avait créé dans les années soixante une collection intitulée "La Poésie des pays socialistes", dirigée par Henri Deluy que nous avions pu lire les nouveaux poètes de la RDA et découvrir des poètes aussi importants que Vladimir Holan, Laco Novomeski (Tchécoslovaquie), Ferenc Juhasz (Hongrie) ou encore Khlebnikov (URSS). Holan me fut révélé dans cette collection, en 1967, par le recueil "Douleur".
"La route de Holan, écrivait Henri Deluy, est parsemée d'anges, de chevaux, d'inconnus. L'atmosphère est toujours tendue. Quelque chose est prêt à se rompre. C'est un univers d'épouvante, un univers nocturne, là tout est incertitude, sauf l'implacable déterminisme qui dirige les existences…" Poète antifasciste, il a été un des acteurs de l'insurrection de mai 1945, pour la libération de son Pays, tout ça pour se retrouver ensuite taxé de "formaliste" et" d'idéaliste", et interdit de publication jusqu'en 1963 !
L’Héritage……………………….Vladimir Holan
Dans ce que les poètes laissent derrière eux,
il y a quelque chose d’abîmé par le temps, le péché, l’exil.
Le plus sincère d’entre eux,
le moins connu, le plus tranquille, le moins amoureux soit-il,
ne vous impose rien : ni vérité,
ni mépris, ni consolation, encore moins l’amour…
Présent, il est déjà absent… Et Picasso
en faisant un bonhomme de neige a fort bien compris
que l’immortalité de l’art
se trouve dans le temps, dans le péché et dans l’exil,
et que le soleil doit les racheter
dans les larmes, les sources, les rivières, la mer et le néant.
Histoires (« En marche »)
poèmes écrit en 1943-48, publiés en 1964
(Traduction Dominique Grandmont)
11ème envoi 12 novembre 2020 : D'Allemagne: Friedrich Hölderlin 1770-1843.
"J'avais découvert Hölderlin à travers un extraordinaire poème d'Aragon (A Hölderlin) paru dans les Lettres Françaises en 1967. Cette même année, c'est Maurice Regnaut qui m'a fait lire l'œuvre d'Hölderlin dans le volume de la Pléiade paru sous la direction de Philippe Jaccottet.
Cela surpassait alors tout ce que j'avais pu lire en poésie. J'ai été "holderlinien" au temps des "Poèmes de la maison du garde". Il me semblait toucher à "quelque chose d'indicible". Et puis il y avait ce terrible destin, cette grande passion malheureuse pour Suzette Gontard (la Diotima de ses poèmes et de son roman "Hyperion"), et la folie : "Frappé par Apollon". "La folie avait englouti la moitié de ses années" écrit Philippe Jaccottet. Plus de 30 ans, recueilli par le menuisier Zimmer, logé dans une tour qui domine le Neckar. Je n'ai jamais éprouvé d'émotion aussi forte qu'à la lecture de ce "Souvenir" du fatal voyage à Bordeaux de 1802. "Les poètes seuls fondent ce qui demeure".
Souvenir…………………….HÖLDERLIN
Le vent du nord-est se lève,
De tous les vents mon préféré
Parce qu’il promet aux marins
Haleine ardente et traversée heureuse.
Pars donc et porte mon salut
A la belle Garonne
Et aux jardins de Bordeaux, là-bas
Où le sentier sur la rive abrupte
S’allonge, où le ruisseau profondément
Choit dans le fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.
Je m’en souviens encore, et je revois
Ces larges cimes que penche
Sur le moulin la forêt d’ormes,
Mais dans la cour, c’est un figuier qui croît.
Là vont aux jours de fête
Les femmes brunes
Sur le sol doux comme une soie
Au temps de mars,
Quand la nuit et le jour sont de même longueur
Quand sur les lents sentiers
Avec son faix léger de rêves
Brillants, glisse le bercement des brises.
Ah ! qu’on me tende,
Gorgée de sa sombre lumière
La coupe odorante
Qui me donnera le repos ! O la douceur
D’un assoupissement parmi les ombres !
Il n’est pas bon
De n’avoir dans l’âme nulle périssable
Pensée et cependant
Un entretien est chose bonne, et de dire
Ce que pense le cœur, d’entendre longuement parler
Des journées de l’amour
Et des grands faits qui s’accomplissent.
…………………………………………….
Mais où sont-ils ceux que j’aimais ?
……………………………………… Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source ;
Oui c’est la mer
Le lieu premier de la richesse.
…………………………………………………..
Vers les Indes à cette heure
Ils sont partis, ayant quitté
Là-bas , livrée aux vents la pointe extrême
Des montagnes de raisin d’où la Dordogne
Descend, où débouchent le fleuve et la royale
Garonne , larges comme la mer, leurs eaux unies.
La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure.
Hymnes
(Trad. Ph. Jaccottet, G.Roud, A. du Bouchet)
Vendredi 13 novembre : D'Italie.
Umberto Saba. 1883-1957.
A Trieste, "la ville de partout et de nulle part", j'ai posé ma main sur son épaule de bronze. Au croisement d'une petite rue, on peut rencontrer la statue du petit homme, "il piccolo Berto". (on peut aussi rencontrer un peu plus loin celle de Joyce). Umberto Saba, le plus émouvant des poètes italiens, le plus proche de nous par son langage ancré dans le quotidien, dans la banalité d'une vie sans événements extérieurs (toutefois, d'origine juive, persécuté par les lois raciales de Mussolini). Il n'aura guère quitté Trieste, sa ville natale, il aura vécu dans sa petite librairie de livres anciens via san Nicolo, entre Lina, sa femme, Linuccia sa fille et ses canaris. Mais cet homme tourmenté, hanté par la mort ("Je parlais vivant à un peuple de morts / Mort je refuse tout laurier et je demande l'oubli") et l'angoisse de vivre, aura transfiguré sa vie terne, il en aura fait un "Canzoniere". Saba, comme Baudelaire, est l'homme d'un seul livre, l'un des plus purs, des plus simples, pourtant des plus tragiques dans ses résonances intérieures, de toute la poésie Italienne.
Ulysse……………………Umberto Saba
Dans ma jeunesse j’ai navigué
le long des côtes Dalmates. Des îlots
à fleur d’eau émergeaient où, rare,
quelque oiseau se posait pour guetter sa proie ;
couverts d’algues, glissants, au soleil,
beaux comme des émeraudes. Quand la marée
haute et la nuit les effaçaient, des voiles
sous le vent, pour en éviter les écueils,
gagnaient le large. Aujourd’hui mon royaume
est cette terre de personne. Le port
allume pour d’autres ses lumières. Moi, vers le large
me pousse encore un esprit indompté
et de la vie le douloureux amour.
(Il Canzonière/ Méditerranée)
(traduction Claude Adelen)
Samedi 14 novembre : De Palestine
Mahmoud Darwich (1941-2008)
Je voulais absolument vous donner à lire un poème de Mahmoud Darwich, le grand poète de ce peuple martyr, mais je n'avais pas mon exemplaire sous la main. J'ai donc demandé à mon fils Tristan de faire le choix pour moi. Il m' a envoyé le texte de présentation qu'il a écrit pour la circonstance, car sa découverte de Mahmoud Darwich a été pour lui la révélation d'une poésie qui va bien au-delà de ce qu'on appelle "poésie de circonstance".
"En 1948, les forces juives jettent les Palestiniens sur les routes de l'exil." Je m'en souviens parfaitement. Une nuit d'été, alors que nous dormions, selon les coutumes villageoises, sur les terrasses de nos maisons, ma mère me réveilla en panique et je me suis retrouvé, courant dans la forêt en compagnie de centaines d'habitants du village. Les balles sifflaient au-dessus de nos tête et je ne comprenais pas ce qui se passait . "Mahmoud Darwich a 7 ans et cette nuit d'horreur forge sans doute le souffle épique patriotique et engagé de toute son œuvre. Ce poète est un révolutionnaire, ce qui lui vaudra quelques années d'emprisonnement entre 1961 et 1967, et de longues années d'exil dans les années 80 pour ses écrits contre l'envahisseur.
Très tôt, Darwich privilégie le choix du poème "long", mêlant la contemplation lyrique au récit de l'épopée et, de la façon la plus originale qui soit, l'épique à l'humain universel, aux détails du quotidien et aux évènements précis de la réalité palestinienne. Il ne cessera de chanter inlassablement ce qui mérite vie : "l'hésitation d'avril, l'odeur du pain à l'aube, les opinions d'une femme sur les hommes, le commencement de l'amour, l'herbe sur une pierre, la peur qu'inspirent les chansons aux tyrans". Il dira de lui comme poète, et de sa poésie, en 1999, dans la préface de son anthologie parue dans la collection "Poésie Gallimard": Je suis né graduellement et par contradictions espacées, et je continue à apprendre la marche difficile sur le long poème que je n'ai pas encore écrit."
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La Terre nous est étroite………Mahmoud Darwich
La Terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier
défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer.
Et la terre nous pressure. Que ne sommes-nous son blé,
Pour mourir et ressusciter. Que n’est-elle notre mère
Pour compatir avec nous. Que ne sommes-nous les images
des rochers que notre rêve portera,
Miroirs. Nous avons vu les visages de ceux que le dernier
parmi nous tuera dans la dernière défense de l’âme.
Nous avons pleuré la fête de leurs enfants et nous avons vu
les visages de ceux qui précipiteront nos enfants
Par les fenêtres de cet espace dernier, miroirs polis par notre étoile.
Où irons-nous, après l’ultime frontière ? Où partent
les oiseaux, après le dernier
Ciel ? Où s’endorment les plantes après le dernier vent ?
Nous écrirons nos noms avec la vapeur
Carmine, nous trancherons la main au chant afin que notre chair
le complète.
Ici nous mourrons. Ici, dans le dernier défilé. Ici ou ici
et un olivier montera de
Notre sang..
1986.
(Traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar
En 2009, la Maison de la Poésie Jean Joubert a présenté à la Médiathèque Françoise Giroud le spectacle "Le cri des murs", par la compagnie le P'tit atelier 3, avec les comédiennes Juliette Mouchonnat et Eloïse Alibi, et la petite Gabrielle. Une belle place était donnée aux poèmes de Darwich dans ce spectacle.
Dimanche 15novembre : Du Pérou : César Vallejo 1892-1938
Un des grands novateurs avec Ruben Dario de la poésie hispano américaine du XXème siècle. Dès ses premiers recueils ("Les Hérauts noirs", "Trilce"), éclate un lyrisme noir, iconoclaste, hanté d'images baroques agressives. Il s'engage politiquement du côté des communistes et au début de la guerre civile il composera "Espagne éloigne de moi ce calice" en l'honneur des combattants Républicains . Il s'était établi en France où il vécut misérablement, nous laissant "les poèmes humains" et les "poèmes de Paris".
Claude Esteban a écrit : "Il faut pour Vallejo que la parole acquière un pouvoir détonnant. Il faut que la parole éclate et qu'elle fasse sauter en miettes le Vieux Monde, pas seulement par les fusils et la dynamite, mais par la dynamite verbale".
Son œuvre est maintenant disponible dans l'excellente traduction de Nicole Réda-Euvremer, dans la collection Poésie/Flammarion.
Aujourd’hui j’aime beaucoup moins la vie…..Cesar Vallejo
Aujourd’hui j’aime beaucoup moins la vie ,
mais toujours j’aime vivre : je l’ai déjà dit.
J’ai presque touché la partie de mon tour et me suis contenu
en me tirant une balle dans la langue derrière ma parole.
Aujourd’hui je me palpe le menton battant en retraite
et je me dis en ces pantalons momentanés :
Tant de vie et jamais !
Tant d’années et toujours mes semaines… !
Mes parents enterrés avec leur pierre
et leur triste rigidité qui n’en finit pas ;
portrait en pied mes frères, mes frères,
et, enfin, mon être debout en gilet.
J’aime la vie énormément
mais bien sûr,
avec ma mort bien aimée et mon café
à regarder les marronniers touffus de Paris
et disant :
Voici un œil, un autre, un front, un autre…Et je répète :
Tant de vie et je pousse toujours la chanson !
Tant d’années et toujours, toujours, toujours !
J’ai gilet, j’ai dit
tout, partie, angoisse, j’ai dit presque pour ne pas pleurer.
Car il est vrai que j’ai souffert dans cet hôpital, juste à côté,
et c’est bien et c’est mal d’avoir observé
de bas en haut mon organisme.
J’aimerai toujours vivre, même sur le ventre,
parce que, comme je le disais et comme je le répète,
tant de vie et jamais ! Et tant d’années,
et toujours, beaucoup de toujours, toujours, toujours !
(Poèmes de Paris/Poèmes humains 1923-1937)
(Traduction Nicole Réda-Euvremer)