Projet lauréat soutenu dans le cadre de Montpellier 2028
Prochains rendez-vous dans le cadre de ce projet:
Printemps des poètes 2024
Les POETES TRADUISENT LES POETES
Le projet de la Maison de la Maison de la Poésie Jean Joubert, soutenu en 2023 par « Montpellier 2028 », et parrainé par Jean-Baptiste Para, poursuit sa route. Les poètes continuent de s’exprimer sur le lien particulier qu’entretient leur propre création avec leur travail de traducteur, et les problématiques spécifiques de la traduction de la poésie sont abordées au cœur des diverses expériences.
La samedi 23 mars 2024 sera une journée consacrée au développement de ce projet, avec deux rendez-vous
Samedi 23 mars - 10h30
Maison de Heidelberg
Dans le cadre de la quinzaine franco-allemande en Occitanie
Petit-déjeuner poétique
Table ronde et lectures bilingues autour du projet Heidelberg-Montpellier « Expédition poésie »
En 2023, un partenariat a été construit par la Maison de Heidelberg dans le cadre de la candidature « Montpellier capitale européenne de la culture 2028 », avec divers acteurs culturels, dont la Maison de la Poésie Jean Joubert.
L'année 2025 marquera le 10e anniversaire de la mort de Jean Joubert, poète montpelliérain, et l'année 2026 le 20e anniversaire de la mort de Hilde Domin, poète de Heidelberg.
« Expédition Poésie », conçu avec la ville de Heidelberg, Ville de la littérature UNESCO, proposera des traductions croisées de poèmes de Jean Joubert et de Hilde Domin.
Le 23 mars, au cœur de la bibliothèque de la Maison de Heidelberg à Montpellier, une table ronde permettra d’évoquer les problématiques spécifiques de la traduction de la poésie au cœur des diverses expériences.
Avec la participation de :
Michaël Glück, Jean-Claude Crespy, Anne Barbusse, poètes et traducteurs.
Samedi 23 mars - 18h
Maison de la Poésie Jean Joubert
LECTURE POÉTIQUE en français de Wole SOYINKA
Humanist Ode for Chibok, Leah (Bookcraft, 2019)
Ode humaniste pour Chibok, pour Leah
Traduction française de Christiane FIOUPOU (Éd.Présence Africaine2022)
Récitante : Gisèle PIERRA
Faire entendre, dans la splendide traduction française de Christiane FIOUPOU, la poésie de combat de l’écrivain nigérian Wole SOYINKA n’est pas seulement indispensable à notre époque mais totalement revitalisant. Car comment en sommes-nous – tous - arrivés là ? À cette impuissance trop vite acceptée face à l’atrocité, la férocité, le crime, le viol, provoqués par les fanatismes religieux nourris ça et là de politiques locales et internationales parfois conciliantes. Cette Ode humaniste …est une méditation poétique en forme de charge contre le kidnapping sans précédent de 276 lycéennes par les fanatiques religieux de Boko Haram, à Chibok, au Nord-Est du Nigéria en 2014. En 2018, à Dapchi, non loin de là, ce fut le tour de cent dix élèves d’un internat, dont Leah Sharibu, âgée alors de 15 ans. Bien d’autres exactions de cette nature ont continué depuis dans le monde. Ce n’est pas le tocsin qu’il faut sonner mais l’appel urgent à une lutte individuelle et collective de libération de toutes formes d’intégrisme religieux et de totalitarisme. Une lutte de tous les instants. Dans son long poème, Wole SOYINKA s’adresse avec force à Leah, celle qui a su dire « NON !».
«… Leah, cette épreuve de ta jeunesse est cruelle, Injuste. Tu vas fléchir mais, la honte est la mienne La nôtre, celle d'une nation et d'un monde assujettis à
Des religions mensongères. Nous devons te sembler morts.
L'humanité reste une affaire inaboutie. Leah.
Qui soutient autre chose vit de feuilles de lotus »….
Dramaturge, poète, romancier, essayiste, Wole SOYINKA est né à Abeokuta au Nigeria où il vit actuellement. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1986. C’est en 2019 qu’il publie au Nigeria A Humanist Ode for Chibok, Leah (Bookscraft, Ibadan), long poème qui s’insurge contre toutes formes de fanatismes religieux ou idéologiques et de perversions politiques.
Son dernier roman, Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde, paru en 2021, vient d’être publié au Seuil (2023) dans la traduction française de David Faukemberg et Fabienne Kanor. C’est dans le cadre de la Biennale Africaine de Montpellier que Wole Soyinka est venu le présenter, en entretien avec Christiane Fioupou, le 14 octobre 2023 à la salle Molière.
Christiane FIOUPOU est professeure émérite en études anglophones à l’université de Toulouse Jean-Jaurès, spécialisée en Littératures Africaines. Outre Ode humaniste pour Chibok, pour Leah, elle a traduit en français trois pièces (La route, Opera Wonyosi, Baabou roi) de Wole SOYINKA, sur qui elle a soutenu sa thèse d’Etat. Elle a traduit également les poètes nigérians, toujours en édition bilingue, Niyi OSUNDARE : Rires en attente, (Présence Africaine, 2004) et Christopher OKIGBO : Labyrinthes (Gallimard, 2020).
Gisèle PIERRA est maître de conférences honoraire de l’université Paul-Valéry de Montpellier. Elle a publié Une esthétique théâtrale en langue étrangère (2001) et Le corps la voix le texte (2006) à l’Harmattan. Elle est par ailleurs récitante et auteure de prose poétique. Son dernier recueil : Ciel renversé (poèmes et dialogues 1981-2021), est paru chez Lucie Éditions en 2021. Deux CD sont à son actif : Poèmes a cappella (1999) et Illuminations d’Arthur Rimbaud (2005) avec les improvisations au piano de Gilles SIOUFFI. Pour d’autres lectures-concerts, elle entre en dialogue également avec la violoniste Delphine CHOMEL.
Autres rendez-vous dans le cadre de ce projet:
"Rentrée littéraire en poésie" 2023 :
Maison de la Poésie Jean Joubert
Moulin de l'Evêque - 78, avenue du Pirée- 34000 Montpellier
Mercredi 4 octobre 2023 - 18h
Ecrire, traduire
Entretien avec Jean-Baptiste Para, parrain du projet.
Jean-Baptiste Para, poète, écrivain, traducteur, rédacteur en chef de la revue Europe, s'entretient avec
Eric Sarner et Sylvie Fabre G., également poètes et traducteurs, contributeurs au projet "Langues, frontières, poésie".
Hommage à Franc DUCROS, poète, traducteur, universitaire, disparu le 6 août dernier.
Jeudi 5 octobre 2023- 19h
Poetry Talks
Partenariat EMMA (Etudes montpelliéraines du monde anglophone)
avec Philip METRES, poète, universitaire et traducteur américain
et Karim Daanoune, écrivain, traducteur, maître de Conférences littérature américaine
Fiona Mac Mahon, écrivaine, traductrice, professeur des Universités
Lily Robert-Foley, poète, écrivaine, traductrice, maîtresse de conférences
Département d'études anglophones, Université Paul Valéry Montpellier 3.
Vendredi 13 octobre 2023 - 19h
Poetry Talks
Partenariat EMMA (Etudes montpelliéraines du monde anglophone)
avec Craig DWORKIN, poète, universitaire et traducteur américain
et Karim Daanoune, écrivain, traducteur, maître de Conférences littérature américaine
Fiona Mac Mahon, écrivaine, traductrice, professeur des Universités
Lily Robert-Foley, poète, écrivaine, traductrice, maîtresse de conférences
Département d'études anglophones, Université Paul Valéry Montpellier 3.
Festival de poésie Voix Vives à Sète
Lundi 24 juillet 2023 19h30 podium Place du Livre
avec le DOMAINE CROATE POESIE des éditions de l'Ollave
Vanda Miksic, Brankica Radic, Martina Kramer, Branko Cegec, Jean de Breyne, poètes, traductrices, éditeurs
et
Anne BARBUSSE, poète, traductrice du grec moderne
Langues, frontières, poésie
Ecrire...
En bouturant le levain fraternel au-delà des frontières
IMASANGO
Contributions des poètes traducteurs dans le cadre du projet:
LES POETES TRADUISENT LES POETES
Bâtir des ponts, franchir les frontières des langues
Parrainé par Jean-Baptiste Para, le projet présenté par la Maison de la Poésie Jean Joubert est lauréat 2023 dans le cadre de l’appel à projets « Montpellier Capitale européenne de la Culture 2028 »
« La langue de l’Europe est la traduction » a dit Umberto Eco.
Le projet « Les poètes traduisent les poètes » s’inscrit directement dans cette réalité à la fois langagière et culturelle. S’appuyant sur les réseaux de poètes-traducteurs avec qui elle coopère depuis longtemps, la Maison de la Poésie Jean Joubert propose rencontres, concerts littéraires, lectures multilingues, productions sonores et vidéos associant la musique, la danse, diverses pratiques plastiques autour du thème « Les poètes traduisent les poètes ».
Il s’agit d’interroger la fonction de la traduction dans le travail du poète, les interactions des pratiques, et l’objectif, pour ne pas dire l’idéal, poursuivi.
Quels sont les enjeux et les motivations qui poussent le poète à traduire, quelles relations le poète entretient avec les langues qu’il traduit, en quoi cette pratique d’un autre poète influence-t-elle sa propre création, est-ce qu’il y a des équivalences possibles avec les autres arts, les « équivalences plastiques », les équivalences textuelles aux œuvres d’un artiste peintre ou plasticien, les rapports langues /langages, qu’est-ce qu’un poème dansé, mis en musique, en sons, en bruitages, un poème « signé » en Langue des Signes…
La majorité des langues de l’Europe, leurs traducteurs et leurs locuteurs sont présents dans les diverses manifestations, prévues dans l’année 2023. Bien entendu, le projet est ouvert aux dimensions internationales et aux langues du monde, car il n’y a pas de culture authentique séparée de ses nécessaires valeurs universelles.
Nous avons demandé aux poètes participant à ce projet de nous confier un texte, sans imposer de forme – poème, texte de réflexion, témoignage, dialogue…
Nous publions aujourd’hui les textes reçus
Le texte du parrain du projet, Jean-Baptiste Para, ouvre ce recueil.
Annie Estèves et Jacques Guigou, porteurs du projet
Langues, frontières, poésie
Jean-Baptiste PARA L’interminable voyage
Jean-Claude FORET Shakespeare, poète aborigène et occitan
Franc DUCROS Traduire
Anne BARBUSSE On traduit une déjà-traduction
Arnaud VILLANI Mon expérience de la traduction poétique
Jacquie BARRAL Pour un « Atlas magique »
Eric SARNER Berlin, temps mêlés
Mia LECOMTE Dominos
Patrick QUILLIER Combat des noms, des verbes et des langues
Laure CAMBAU Enjambe la double-barre
Jean-Gabriel COSCULLUELA Habitar una lengua
Jean de Breyne Le déplacement
Jacques GUIGOU Moment rivage
François Szabo La traduction un jeu sérieux
Brigitte BAUMIE Laisser le silence
Jean PORTANTE Traductions, frontières, baleines et migrations
Francis COMBES Une chaîne de poèmes pour la paix
Pierre VINCLAIR Sonnet
Sylvie Fabre G. A la croisée des cœurs, des langues et des voix
Laura TIRANDAZ Traduire Forough Farrokhzâd
Jean-Baptiste PARA
L’interminable voyage
On entend dire parfois que la poésie est intraduisible. « On ne peut traduire, disait Antoine Vitez, et pourtant on y est obligé. C’est cette impossibilité que j’aime. » Et il ajoutait : « On est convoqué devant le tribunal du monde à traduire. C’est presque un devoir politique, moral, cet enchaînement à la nécessité de traduire les œuvres. » Savoir qu’une impossibilité ultime pèse sur l’acte de traduire ne compromet ni le désir ni le devoir de le faire. L’enseignement de vie que nous apporte l’exercice de la traduction est aussi celui d’une expérience de la limite, du provisoire, de l’imperfection. Même s’il nous est difficile de renoncer à l’idée de perfection. Chesterton affirmait qu’« un homme sans rêve de perfection d’aucune sorte est presque aussi monstrueux qu’un homme sans nez ». Nous pouvons cependant prendre un peu de recul par rapport à ce rêve en considérant ce que nous dit Antonio Prete dans un merveilleux petit livre, À l’ombre de l’autre langue : « Toute traduction n’est qu’une station de l’interminable voyage qui a comme toile de fond l’impossible traduction parfaite, qui, si elle existait, coïnciderait, d’effacement en effacement, comme dans une célèbre nouvelle de Borges, avec le texte original lui-même ».
Traduire un poème, ce n’est pas traduire des mots, terme à terme, c’est traduire un événement de langage comme entité organique. Cependant, si les dilemmes du traducteur ne sont pas exclusivement d’ordre lexical, il n’en demeure pas moins que lorsqu’un mot a un double ou un triple sens dans une langue étrangère, il n’a pas nécessairement la même polysémie dans la nôtre. Il est rare que l’on parvienne à conserver dans son intégralité cette « explosion » de sens. Il faut le plus souvent choisir et trancher pour l’une des significations. C’est ainsi que le traducteur doit presque nécessairement prendre pour devise ce propos inspiré de la pensée de Kierkegaard : « Il n’y a pas de solution, il n’y a que des décisions ! »
Dira-t-on que le travail est achevé quand le traducteur estime pouvoir assumer ses décisions ? Peut-être, mais il ne referme jamais la porte en repartant. Il sait que les statuts respectifs du texte original et de la traduction ne sont pas identiques. Pour reprendre une formulation proposée naguère par Claude Esteban, on dira que le texte que l’on traduit est dans un état stable. Le poème de Pouchkine ou de Leopardi est là, il ne sera plus sujet à retouches ou modifications. Une traduction est dans un état stationnaire. Pour le moment elle paraît stable, mais elle est susceptible d’être retouchée, ou bien un autre traducteur viendra qui proposera du même poème une traduction différente. En outre, une traduction court toujours le risque du vieillissement. Elle voudrait aller jusqu’au fond de l’avenir, mais elle se sait périssable.
Le traducteur en a conscience, mais ce qui l’enchante, au regard de sa tâche, c’est son aurore et c’est le chemin, c’est ce qui met en rapport la traduction avec une forme de vie.
Le noyau d’un fruit
Au commencement, traduire c’est se mettre à l’écoute silencieuse d’une autre parole. C’est lire quelques vers au matin et y repenser au fil de la journée. C’est abriter en soi le poème comme le noyau d’un fruit que l’on garde en bouche sans le briser pour en tirer toute la saveur. Au commencement était l’écoute. Elle persévère, s’affine, devient de plus en plus sensible grâce à l’exercice assidu. On écoute des sons, des images, des pensées. On entend une voix qui renaît sous le silence des lettres. Cette voix devient une présence qui envahit doucement notre pensée. On n’entend plus seulement un timbre de voix, mais aussi une texture particulière du silence… Alors on se met à l’œuvre.
Selon Franco Fortini, la traduction nous place dans un état de « liberté surveillée par les limites du modèle » Il n’est pas certain cependant que l’on ait à en souffrir, car cette surveillance, si d’aventure on la ressent comme telle, finit par se dissoudre dans l’intensification du commerce avec notre propre langue. L’entrave qu’il convient plutôt de lever, s’il y a lieu, est celle d’une imprudente sacralisation de l’œuvre que l’on s’apprête à traduire. Bernard Simeone a un jour fait cette remarque : « Le premier temps de la saisie du poème par le traducteur induit, et même chez les moins enclins à sacraliser leur rapport à la poésie, une sorte de monumentalisation, fût-ce du poème le plus silencieux ou le moins marmoréen. » En abritant le poème en soi sans hâter le moment où l’on passera à la table de travail, en le laissant en quelque sorte flotter en nous, en laissant nos sens fluctuer autour de lui, il se pourrait que nous procédions de manière instinctive à sa démonumentalisation.
Écrire, traduire
Écrire, traduire. Ces deux activités sont certainement distinctes, sans qu’il y ait cependant entre elles de solution de continuité dès lors que l’on considère ce qui les rapproche dans l’ordre de l’expérience poétique.
Traduire un poème est à chaque fois une expérience neuve. Même si l’on a déjà une longue pratique de la traduction, même si l’on n’est pas novice. Chaque poète, chaque poème nous expose à quelque chose d’absolument nouveau qui nous reconduit à un état de nudité : on se sent démuni, et c’est dans cette condition qu’il nous faut trouver le chemin. On ne peut guère s’appuyer sur des acquis, peut-être même doit-on complètement les oublier. La seule chose qui nous permette d’assurer notre pas, plutôt qu’un savoir positif, c’est la conscience d’erreurs à ne pas commettre. C’est-à-dire que l’on sent moins ce qu’il faut faire que ce qu’il ne faut pas faire. Si l’on peut parler d’une expérience de la traduction, ce n’est donc pas au sens d’une thésaurisation de solutions disponibles. En cette affaire, nous ne disposons pas d’un stock augmenté au fil du temps et dans lequel nous aurions loisir d’aller puiser au gré des circonstances. Car le point décisif n’est pas l’expérience déjà faite mais l’expérience à faire. En regard du poème original, la traduction est une proposition d’existence. C’est aussi pourquoi elle conduit le traducteur à aller au plus profond de la substance de sa propre langue, au plus près de son énergie propre.
Ce qui vaut pour la traduction ne vaut pas moins, à quelques nuances près, pour l’écriture du poème. Mais on peut aller plus avant pour suggérer à quel point les deux pratiques de déploient dans un même cosmos.
Il y a quelques années, lors d’une conférence à la Sorbonne où elle était invitée à parler de son travail de poète, Antonella Anedda a évoqué incidemment sa pratique de la traduction. Sa réflexion à ce propos fut brève et tient tout entière dans ces quelques mots : « Le poème que l’on traduit n’est pas une abstraction mais un corps concret. En traduisant, j’ai le sentiment de procéder à une éviscération du texte, mais chaque mot éviscéré suscite la vie. » En écoutant Antonella Anedda, j’ai pensé à l’ancienne Égypte, au mythe d’Isis et Osiris raconté par Plutarque, au corps d’Osiris démembré par la violence de Seth, puis recomposé par les soins d’Isis, hormis son membre viril avalé entre temps par un poisson du Nil. Par métaphore ou transposition, et jusque dans la désignation de la part manquante du corps morcelé puis reconstruit, ce mythe n’est pas sans résonance quand on médite sur l’exercice de la traduction. En dépit de l’écart incompressible entre les langues, il y a des points communs entre écrire et traduire, ne serait-ce que parce que dans les deux cas, la matière et l’outil ne se distinguent pas, ils sont de même substance : « la langue travaille avec la langue », dit Luba Jurgenson. Or ce travail, parce qu’il touche aux entrailles du verbe, ne va pas sans violence. La remarque d’Antonella Anedda nous incite à réfléchir à la part de violence cachée qui semble inhérente à l’acte de traduire et qui pourrait bien être le plus secret dénominateur commun entre l’écriture du poème et la traduction du poème.
Justement, qu’en est-il du poème ? Dans l’Antiquité grecque, on s’en souvient, Apollon est le dieu dont Pindare nous dit qu’il octroie la cithare et accorde la Muse à qui lui plaît. Ce que l’on sait moins, c’est qu’Apollon est aussi le dieu boucher et sacrificateur, celui « qui aiguise, innombrables, les coutelas de Delphes et instruit ses serviteurs en cet office », comme on peut le lire chez Aristophane. Que le dieu fût habile à manier le couteau, l’épisode du dépeçage de Marsyas nous le rappelle aussi. Et que cette maîtrise ne soit pas sans lien avec l’art du poème, Dante nous le laisse entendre au chant I du Paradis, quand sur le point de s’engager dans ce qu’il estime être le plus haut défi de son poème, il invoque Apollon en ces termes : « Entre dans ma poitrine et souffle, ô dieu, / comme le jour où tu fis Marsyas / hors du fourreau de ses membres jaillir. » Ce qu’implique le propos de Dante, au-delà d’un appel à l’inspiration, c’est que cette dernière ne peut surgir et habiter le poète que s’il s’est préalablement vidé de lui-même. Il lui faut se défaire de soi, atteindre à l’extrême du dénuement. Le surgissement advient à travers une disparition.
Pour me tenir au plus près de ce qui fait lien entre écrire et traduire le poème, je dirais qu’il s’agit de deux modalités d’une même expérience : celle du « lieu-instant où création et destruction coexistent » (Roger Giroux).
Des maîtres d’hospitalité
Dans un monde obsédé par la compétition et la rivalité, meurtri par les formes violentes ou subreptices de domination ou de rejet de l’autre, dans un monde soumis à une homogénéisation qui est aussi une hécatombe du divers, dans un monde qui tend à uniformiser le temps, à le rendre orphelin de ses rythmes vivants, nous sommes en quête d’un nouvel équilibre. Maurice Blanchot disait que les traducteurs étaient « les maîtres cachés de notre culture ». Ils sont aussi, discrètement, des maîtres d’hospitalité. Discrètement, car ils ne peuvent oublier à quel point leur entreprise est grevée d’incertitudes. Une image me vient à l’esprit : le traducteur est devant le poème comme devant un incendie. Il sait qu’il ne sauvera pas tout des flammes. Là encore, il lui revient de prendre des décisions. On a pu dire que les traductions étaient des « poèmes parallèles ». Comme on le sait, dans certains modèles de géométrie non-euclidienne, les parallèles se rejoignent à l’infini. En matière de traduction, il s’agit sans doute d’un horizon improbable, mais nous avons besoin d’horizons pour cheminer, pour nous exposer au hasard des rencontres et à la circulation des paroles. Lorsque la parole ne circule plus — comme le disait Ogotemmêli, le vieux chasseur aveugle interrogé par Marcel Griaule au pays Dogon —, l’homme gèle et meurt.
Jean-Baptiste Para
Jean-Claude FORET
SHAKESPEARE, POÈTE ABORIGÈNE ET OCCITAN
Jean-Claude Forêt
Shall I compare thee to a summer’s day?
Thou art more lovely and more temperate.
Shakespeare, Sonnet XVIII
Birok kedela ngany kaaditj noonar?
Noonang kwopitj wah djoorap kedela.
Al jorn d’estiu ieu te compararai ?
Sès mai aimable e d’umor temperada.
Vais-je te comparer au jour d’été ?
Tu as bien plus de charme et de douceur.
Les Noongars sont un peuple aborigène qui vit dans la partie sud-ouest de l’État d’Australie occidentale, notamment autour de la ville de Perth. Ils sont environ 20.000 individus qui s’identifient comme tels, dont 400 parlent la langue noongar, considérée comme gravement menacée. Le Yirra Yaakin Noongar Theatre est l’une des institutions culturelles les plus actives de leur communauté. Son nom signifie « stand tall » en anglais (ce que rend parfaitement la formule occitane « ten-te fièr »). Ce théâtre tente de redonner au peuple noongar confiance en lui-même et dans la valeur de sa langue, après deux siècles de mépris et de persécutions. Pour ce faire, il a eu l’idée de subvertir William Shakespeare, le génie absolu du colonisateur britannique, en traduisant et en jouant l’une de ses œuvres. Le rêve de Yirra Yaakin était de jouer le spectacle à Londres, au Globe Theatre, reconstruit sur le lieu et dans le style du théâtre où Shakespeare faisait jouer ses pièces. Les Jeux Olympiques de Londres de 2012 lui donnaient l’occasion de participer à « l’Olympiade culturelle du Théâtre du Globe », mais les délais étant trop courts pour traduire et monter la pièce prévue (King Lear), la troupe se rabattit sur un choix de six sonnets de Shakespeare. Le rêve fut exaucé, et pour la première fois retentirent sur une scène londonienne les échos de la langue noongar, parlée dans une île-continent dont Shakespeare ignorait l’existence et dont son pays, deux siècles plus tard, allait méthodiquement exploiter les ressources et asservir les habitants. La Terra Nullius, la terre de personne, dont le capitaine Cook avait pris possession au nom du roi George III, redevenait symboliquement la terre de quelqu’un. Le Noongar Shakespeare Project s’est développé pour aboutir en 2020 à la création d’Hecate, adaptation en noongar de Macbeth.
Kylie Farmer-Bracknell (dont le nom noongar est Kaarljilba Kaardn), actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, elle-même interprète de Shakespeare en anglais, militante passionnée de la cause aborigène, est la traductrice noongar à l’origine du projet. Sa traduction semble formellement soignée, elle a transposé le pentamètre iambique anglais en décasyllabe noongar, mais le sens pour elle n’était sans doute pas l’essentiel. Il s’agissait surtout de revendiquer pour le noongar le droit de jouer sur la scène des grands en créant un événement médiatique londonien à destination des Australiens, noongars ou non. L’intention de Yirra Yaakin était de surprendre les non-Noongars pour changer l’image que se faisaient du noongar les Noongars qui ne le parlaient pas. Quant au choix des sonnets de Shakespeare, il soulève une multitude de questions vertigineuses auxquelles un anthropologue pourrait peut-être répondre, mais qui me plongent dans des abîmes de perplexité, parce qu’elles touchent au cœur de la nature humaine. Les amours platoniques d’un dramaturge anglais pour un jeune et riche aristocrate qui vécut voilà quatre siècles et qu’on n’a jamais identifié de façon certaine n’ont sans doute pas grand-chose à voir avec le destin d’un aborigène. Parmi les sonnets traduits en noongar, le dix-huitième est l’un des poèmes les plus célèbres de la lyrique anglaise, évidemment choisi pour cette raison. Il exprime un topos obsessionnel dans les sonnets de Shakespeare et dans la poésie occidentale depuis l’Antiquité : le poème est éternel et confère l’immortalité à l’être d’élection que chante le poète. Une société qui s’est construite sur la transmission orale, à l’écart de notre tradition gréco-latine et monothéiste ainsi que de tous les grands empires, peut-elle être sensible à ce thème ? Peut-elle être sensible à l’exubérant bouquet rhétorique que constitue chaque sonnet ? Et que dire du thème rebattu de l’amour occidental, initié par les troubadours et perpétué depuis à l’infini ? Bref, les sonnets de Shakespeare sont-ils traduisibles dans une langue aborigène, quelle qu’elle soit ? Si oui, seraient-ils intelligibles par des autochtones qui ne seraient pas déjà acculturés en anglais comme l’étaient les acteurs et spectateurs ?
Ce projet shakespearien est loin d’être la seule activité de Yirra Yaakin, dont les créations en langue noongar s’inscrivent dans la tradition orale encore vivante et immensément longue de ce peuple (des dizaines de milliers d’années). Si j’ai choisi d’en parler, c’est d’abord parce qu’il pose la question de la traduction en langues dites minorées et d’autre part parce qu’il me renvoie à ma propre expérience, avec la même œuvre, dans la même Australie, mais en occitan, autre langue malheureuse.
C'était pendant l'été austral, au cours d’un voyage dans le centre rouge, entrepris pour des raisons autant familiales que touristiques. En Australie, tout lieu est loin, où qu'on aille, et les paysages sont d'une beauté superbe et monotone. Pour meubler les longues heures de bus, je m'occupais l'esprit entre la contemplation du dehors et la lecture des sonnets de Shakespeare, téléchargés un peu par hasard sur la liseuse numérique qu’on venait de m’offrir. À mesure que je lisais les vers anglais, j’éprouvais le besoin de les reformuler dans une langue familière. Des fragments d'occitan me venaient en échos d'au-delà des océans ou, pour mieux dire, du fond de mon cerveau. Ils s'agençaient pour dessiner des poèmes en pointillé, pleins de trous comme une piste défoncée de l'outback australien. Je m'acharnais à combler les lacunes. À la façon dont on compose des grilles de mots croisés, je tentais de répartir le sens en décasyllabes occitans. Les mots croisés deviennent vite une addiction. La manie était prise, accoutumance immédiate et fatale. Il s’ensuit que depuis bientôt dix ans je traduis en occitan les sonnets de Shakespeare. Je ne vais pas vite, ayant pris le parti de traduire aussi la forme du sonnet élisabéthain, vers de dix syllabes et rimes croisées, en ajoutant la règle d’alternance des rimes masculines et féminines, inconnue des Anglais, mais strictement observée par la poésie occitane de cette époque. De nos jours, la poésie versifiée est totalement désuète. Pour qui possède la technique du vers compté et rimé, aussi inutile que la science héraldique ou le raccommodage de porcelaine, il reste le prétexte de la traduction pour exercer son talent anachronique sans paraître tout à fait ringard. On peut aussi invoquer le principe oulipien des contraintes d’écriture. En tout cas, cette traduction me paraissait une évidence. Pendant que l’Angleterre vivait sa période élisabéthaine, au même moment, à la charnière des deux siècles, une renaissance poétique occitane produisait en Provence, Languedoc et Gascogne une floraison baroque que le recueil shakespearien n’aurait pas déparée. Il suffisait de transplanter les amours du poète dans un autre parterre prêt à le recevoir.
Quand j’ai entamé cette traduction, j’ignorais tout du Noongar Shakespeare Project, lancé quelques années plus tôt. On comprend que sa découverte fortuite sur internet m’ait été un choc. Les univers culturels noongar et occitan sont aux antipodes, au propre et au figuré. En revanche les territoires anglais et occitan appartiennent au même continent géographique et intellectuel, sans parler de leurs imbrications historiques : on sait par exemple que le roi Richard Cœur-de-Lion dont l’occitan était la langue maternelle écrivit des poèmes en lenga nòstra. Pourtant, malgré l’étrangeté radicale qui nous sépare, Noongars et Occitans, nous partageons la même expérience existentielle, étrangère aux anglophones ou francophones monolingues : la perspective de la disparition.
À côté du néologisme « écoanxiété », il faudrait créer un autre terme, peut-être glossoanxiété, pour désigner le mélange d’angoisse, de colère et de tristesse qui s’empare du sujet dont la langue est menacée de disparaître. Dans cette situation, si l’on refuse de se résigner, on n’a d’autre choix que de se battre selon ses moyens, sans se demander si le combat est ou non perdu. La première et plus sûre façon de défendre une langue est de la parler soi-même. Ensuite on la fait connaître, on l’enseigne, on l’écrit, on essaie de la faire rayonner et de donner aux autres l’envie de l’apprendre. La traduction est l’un des multiples moyens de sa défense et illustration. Si elle n’augmente pas immédiatement le nombre de ses locuteurs, elle accroît forcément sa densité, sa richesse et son ouverture au monde. Elle l’oblige à formuler des choses ou des idées encore inconnues dans cette langue. Quelle que soit cette langue-cible, langue de peu, langue d’empire, elle lui permet de dépasser son ethnicité originelle sans la renier. Elle abolit les frontières de son territoire physique ou mental. Adapter les grandes œuvres étrangères, c’est ce que font toutes les langues d’État ou d’empire, qui disposent de millions de locuteurs, de centaines d’éditeurs, de divisions blindées et de grammaires normatives. Il peut sembler incongru que des langues minuscules ou moribondes s’offrent le luxe apparemment inutile de s’inviter dans les échanges entre ce qu’on appelle les grandes langues de culture. Et pourtant un Noongar récitant dans sa langue le sonnet XVIII de Shakespeare, pour saugrenu que cela paraisse, donne à ce sonnet une résonance inouïe. Ce n’est pas plus saugrenu en tout cas que les traductions anglaises ou françaises des pistes du rêve, ces enchaînements de chants aborigènes (songlines) qui décrivent, comme des topoguides poétiques, les itinéraires parcourus par les ancêtres créateurs au Temps du Rêve.
Nous vivons la sixième grande extinction d’espèces et la première grande extinction de langues, qui coïncident dans le temps. Dans la forêt amazonienne, la taïga sibérienne, le continent australien ou ce qu’on appelle Sud de France, en fait partout dans le monde, des hommes et des femmes totalement dissemblables ont au moins un point commun, l’angoisse de la disparition de leur langue dans l’indifférence générale, car les langues comme les espèces vivantes meurent en silence, meurent du silence.
Comme j’avais entamé la traduction du recueil au centre du continent australien, elle a pris l’allure d’un long périple dans le bush et l’outback. Je redoute le moment proche où je l’achèverai, car le plus étrange, c’est que, par un réflexe pavlovien et dans un absolu contresens que je suis bien obligé d’assumer, ces sonnets d'amour conçus dans les brumes de Londres pour un beau jeune homme blond et une énigmatique dame brune sont chargés pour moi de sable rouge et de l'infinie poésie du Temps du Rêve aborigène.
Franc DUCROS
TRADUIRE
Il va de soi que traduire de la poésie quand on en écrit soi-même, implique un nécessaire rapport entre ces deux activités. Ungaretti disait qu’il avait traduit un auteur chaque fois qu’il avait eu un problème technique à résoudre. Les raisons peuvent être multiples, il y a toujours un point où les deux pratiques se joignent, s’articulent pour s’accorder, voire se combattre.
Longtemps j’ai pensé que la traduction idéale serait celle qui restituerait dans la langue traduite l’intégralité des ressources mises en œuvre dans la langue d’origine. Idéal illusoire ! chaque langue a ses ressources propres, et dans chaque langue, chaque auteur et chaque poème fait appel à ses propres ressources. L’exemple le plus retentissant, mais que peu de gens ont perçu, de ce que j’essaie de dire ici, est la traduction - les traductions de Dante en français. Il y a eu vingt traductions intégrales de la Divine Comédie en français au cours du XXème siècle. Travail gigantesque, à chaque fois, et toujours hautement méritoire et digne de respect. Néanmoins toujours, et dans tous les cas, même (voire surtout) de la part de traducteurs qui avaient le souci proprement poétique de leur travail (je pense à André Pézard, à Jacqueline Risset et à Didier Marc Garin…..), l’essentiel est raté. Certes, tout le contenu, cette « surcharge doctrinale » qui embrasse la cosmologie, la géographie, l’histoire, la chronique, la théologie, et tout le savoir de l’époque, tout cela est parfaitement traduit. Mais la poésie proprement dite, qui suscite, porte et exalte ce savoir, ne se retrouve guère en français. Cela tient, me semble-t-il, à ce que Dante a mis au fondement de sa propre pratique et qui est un facteur intégralement poétique, le rythme. Le principe rythmique qui gouverne la marche et la respiration, lui a fait inventer ce mètre, dit « tierce rime » que régit le vers central de chaque strophe. À chaque strophe, ce vers lance par anticipation la strophe suivante, suscitant non seulement le rythme de la marche et de la respiration, mais la présence active, au cœur de chaque strophe, du principe universel, l’« Amour qui meut le soleil et les autres étoiles ». Il va de soi que, réduit à une pure forme métrique, comme c’est déjà le cas chez Pétrarque, à plus forte raison chez les poètes « comiques » des XVème et XVIème siècles, la
« tierce rime » n’a jamais fonctionné ailleurs que dans la Divine Comédie. En France, les poètes qui s’y sont essayé, comme les Parnassiens et le jeune Mallarmé lui-même dans Le guignon, en ont fait un simple attelage métrique.
J’ai, pour ma part toujours considéré que Dante était intraduisible. Indéfiniment et universellement traduisible, par contre, aura été un autre modèle
italien, le sonnet, que Pétrarque a conduit à sa forme parfaite. Après avoir triomphé en Italie, il est devenu un mètre parfaitement approprié à la poésie espagnole, puis française, mais aussi anglaise et allemande, donnant ainsi raison à Jacques Roubaud qui a dit : « Tous les sonnets sont des sonnets de Pétrarque ».
Mais pour en venir à ma propre expérience de traducteur, je dirai que le plus ancien que j’aie traduit, Michel-Ange, fut, sinon le plus facile, du moins le plus intégrable à un langage poétique français, dans la mesure où ses formes poétiques sont justement celles du sonnet, même réduit, comme il l’est souvent chez Michel-Ange, à un quatrain ou à deux tercets.
Il n’en va pas de même pour un poète du XXème siècle, Umberto Saba, dont le langage poétique s’est longuement et lentement élaboré, au cours des ans, au contact d’une tradition italienne romantique, s’articulant à des références à la poésie allemande, ainsi qu’à une intense fréquentation de la poésie française, en particulier celle de Racine et de Baudelaire.
Tout ce que j’ai essayé de dire jusqu’ici trouve son fondement dans l’histoire des pratiques de chaque langue, et de leurs ressources les plus élaborées. Mais il vient un moment où traduire n’a pas d’autre référence, d’autre recours, que l’expérience du traducteur lui-même, certes redevable à toute l’histoire telle que je l’ai évoquée, mais aussi et finalement fondée dans le travail singulier que chaque traducteur a produit et (puisque nous sommes supposés être à la fois poète et traducteur) dans sa propre pratique poétique.
J’en viens ainsi aux traductions que j’ai faites de l’espagnol de mes amis Mexicains (Gabriel Magaña, Ricardo Castillo, Jorge Esquinca et Luis Vicente de Aguinaga) et je dirai que là, ce qui devient un facteur majeur, c’est le rapport singulier et chaque fois unique, que j’ai eu en tant qu’ami, comme en tant qu’auteur de poèmes en français. La traduction devient alors un dialogue d’égal à égal, un travail de l’amitié partagée. Il en fut ainsi également avec Pascal Gabellone, et nos trente- cinq ans de fraternité.
J’en dirai autant du dernier en date des travaux que j’ai faits, la traduction d’une dizaine de poèmes de mon ami Mario Cubeddu, poète en langue sarde, que J.B. Parra a accueilli dans Europe.
Pour finir j’évoquerai la traduction dont le souvenir m’est le plus cher, c’est celle des poèmes de Franco Loi, poète milanais - ce qui signifie qu’il écrit en milanais -, et non en italien. Poète majeur reconnu comme tel dans toute l’Italie, et traduit dans de nombreuses langues. J’ai connu Franco Loi grâce à Bernard Vargaftig qui, avec son épouse Bruna, d’origine milanaise, était en train de traduire Franco Loi. Il m’a généreusement proposé de participer moi aussi à ce travail, ce que j’ai accepté avec un plaisir mêlé de crainte. Puis, j’ai connu Franco Loi, nous nous sommes rencontrés la première fois à Lyon où, avec nos épouses
respectives, nous avons passé trois jours merveilleux, dans une ville enneigée et glacée. Je l’ai rencontré ensuite à Seneghe au magnifique festival de poésie qui s’y déroule chaque année et dont il était le parrain. Par la suite Franco Loi est venu chez nous à Montpellier, puis à Carcassonne, et une autre fois encore à Toulouse ; chaque fois il a lu, avec la ferveur, la chaleur et l’enthousiasme qui lui étaient propres. Entre-temps, nous avons achevé la traduction de ses poèmes. Malheureusement Bernard Vargaftig n'a pas pu être de la fête, il était entré dans la dernière phase de sa vie, et c’est moi qui ai dû assumer la publication de nos travaux, sans Bernard. Avec Franco Loi l’amitié continua, toujours chaleureuse, à Montpellier, à Milan, au téléphone, jusqu’à ses dernier jours, il y a deux ans.
Le travail de traduction, avec lui, ne ressemblait pas aux autres - à cause de la nature de sa langue, le milanais, qui, celle-ci, ne requiert aucune référence historique. C’est du parlé. Mais un parlé d’une infinie complexité, capable de tous les registres. Je voudrais pour finir en citer deux exemples qui permettent d’entrevoir l’ouverture sans limites de cette langue : l’un est un poème d’une infinie tendresse, l’autre le monologue d’un vieil homme que la vie a rendu amer. Aux antipodes l’un de l’autre, cela n’a pas de référence en français. Ce qui veut dire aussi : on est libre !
Oh ! ma jolie guenon aux beaux yeux d’amour,
tes beaux yeux ronds comme la lune, qu’on voyait trembler, je n’ai jamais oublié ces yeux humides,
cette chaleur au cœur qui semblait appeler
et laissait transpirer une histoire de douleur… Ah ! cet enfant que j’étais, mes yeux brûlaient du désir d’embrasser puis de m’enfuir…
Je suis resté là comme l’ombre d’une belle fleur
qui sent monter dans ses pétales les larmes des yeux.
…….
On lit dans les livres que le cafard
il suffit d’un voyage et, tac, il est plus là
- le mouvement, le bon air, et ce velours de la distance…Beau fils de pute, va !
Moby Dick, Shakespeare et cette usine
à moisissure: le spleen, fougasse d’amour et mélancolie… Je le sais moi aussi, ce que c’est, pauvres mecs,
l’histoire des patrons qui vont se promener !
Mais moi, je suis là, attaché, à m’occuper du chat, avec mon asthme, ma femme, et ces trois casse-couilles de gamins qui grandissent – Dieu sait comment !
et puis, la maison, le travail, et ce foutu métier qu’il n’y a que les damnés pour l’envier.
Il ne me manque rien, j’en ai même honte, je n’ai que le souci de la mort, de Dieu
et je reste là à attendre, à me gratter la rogne
car trop belles sont les choses que je porte en moi
pour prendre un train et mettre loin de moi cette saloperie.
…..
Anne BARBUSSE
on traduit une déjà-traduction
on traduit ce que du monde et de la vie un autre a déjà traduit
on entre en langue
on marche écrit se promène entre les langues on œuvre dans le texte on approfondit les mots
on sait que notre vie-monde interfère qu’on revient à la vie que c’est un inlassable aller-retour entre monde et langues
cela n’a aucune frontière préexistante c’est de l’humanité pleine
on tâche juste de ne pas devenir lost in translation de tracer le passage d’être passeurs poétiques de langues
on crée on recrée on navigue entre des pays de mots cela ne parle pas frontière juste une certaine adéquation à un souffle une voix
c’est cela on traduit des voix on
s’accorde juste à des voix on les épouse
elles nous parlent avec proximité mi-lointaine mi-complice elles sont nos voix
on traduit la voix de Yiorgos Stergiopoulos exilé dès la naissance et se rejouent notre propre naissance et notre mort universelle un exil dans la langue et des Ithaques plurielles qui changent de place
cela parle de Sartre et de l’enfer et de Camus c’est un dialogue entre français et grec une chambre d’échos pour toutes voix meurtries
cela parle de crise de révolution du Portugal et des œillets
on traduit la voix de Chloé Koutsoubéli les personnages ont noms anglais mais les lieux ont noms grecs alors c’est une histoire internationale il est question d’oncle parti en Amérique et de Phileas Fogg et de tour du monde
cela parle de Casablanca et d’Hiroshima mon amour c’est encore une histoire internationale une seconde guerre mondiale mal digérée c’est notre histoire
il est question de Sphynx et d’une énigme féminine toute à élucider et de questions dans toutes les langues existantes et de femmes qui s’émancipent avec douleur
et Antigone prend la parole
et les convives de l’autre terre sont de notre terre aussi de toutes les terres
et si un jour tu te trouves en terre étrangère tu apprends que la seule maison / que se partagent jamais deux hommes /est la mémoire
alors on traduit notre mémoire on traduit
notre propre langue on voyage en langue
on traduit Panos Kyparissis et les Ithaques inexistantes et on imagine ce qui se serait passé si Œdipe n’avait pas résolu l’énigme
alors on entre dans l’imaginaire des langues
ce sont histoires très contemporaines
avec des sphynx encore mais qui envoient des emails comme dans les poèmes de Dimitris Perodaskalakis
on traduit Takis Kalonaros et un bonheur d’être grec face au malheur d’être grec c’est en pleine crise c’est une vision très orientale de l’Europe une façon de relier tous les continents de creuser la spécificité européenne de la Grèce
on traduit on conduit à travers on avale les langues et régurgite du texte rien que du texte
les mondes ne sont que vastes traductions les poésies participent d’une mondialisation créatrice d’une internationalisation de la crise et de la souffrance
alors on est simplement dans de la langue et du mythe de la poésie et de la parole des voix encore, hors frontière interroger le corps de notre mémoire
et parce qu’être grec n’est question ni de sol ni de sang mais seulement de langue
alors dans la diaspora des textes
puisque les barbares n’existent pas
nous sommes tous grecs
Anne Barbusse
Arnaud VILLANI
Mon expérience de la traduction poétique
Mon expérience de la traduction poétique, pendant mes études approfondies de littérature et langues anciennes, a débuté, on s’en doute, par des poèmes latins et grecs. La scansion, qui constituait une des originalités de ce type de traduction, m’a ouvert les yeux non seulement sur le travail infiniment plus complexe de la poésie en ces langues, mais, par la variété extraordinaire des mètres utilisés dans les divers moments du Chant du Chœur en tragédie grecque, m’a apporté l’habitude d’ajointer ou d’enchâsser non seulement des syllabes, non seulement des sons, mais aussi des longueurs, des accents, des intensités, insistant sur la place des mots, sur leur emboîtement impeccable, bien avant d’insister sur leur sens. De plus, le fait que la flexion dans ces langues, n’ayant rien à voir avec le français, consistait la plupart du temps à repérer une désinence de nominatif ou de datif, de masculin ou de neutre, de mode subjonctif ou de temps plus que parfait, donnait à ces repérages un rôle-clé pour entrer dans la grammaire de la phrase, et de là dans sa syntaxe, pour aborder enfin à un sens global intelligible. Le jeu consistait parfois, comme le répétait mon maître de Grec, Henri Goube, à « voir le monde à l’envers ». Lorsqu’on était assez aguerri à ce jeu d’occupation de l’espace, d’abord ressentie comme aléatoire, puis perçue de plus en plus comme découlant d’une logique imparable, c’était un peu comme si l’on déplaçait à grande vitesse des pions sur un échiquier. Le tout consistait à transposer un type de diagramme dans un autre. Je ne dis pas que la culture et l’histoire grecques et latines ne jouaient pas leur rôle dans la compréhension du sens, mais l’essentiel venait du décours textuel, de ses angulations imprévisibles (la cascade des subordonnées !) et parfois de ses pièges.
Tout autre fut, bien plus tard, mon expérience de traduction des textes d’un poète allemand de l’ex-RDA, Peter Huchel, alors que je n’avais jamais suivi un cours d’allemand pendant mes études, même supérieures, et que ma pratique de la philosophie en Classes préparatoires littéraires, pendant de très longues années, passant nécessairement par la lecture d’ auteurs majeurs en langue allemande, m’avait demandé de sévères efforts pour acquérir un vocabulaire philosophique de base, mon investigation ne dépassant toutefois pas la lecture de la Préface de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel dans le texte allemand, nanti bien sûr d’un vocabulaire ou d’un dictionnaire. Or, il se trouve que ma collaboratrice, enseignant elle aussi en Khâgne, était au contraire une très distinguée germaniste, possédant parfaitement les deux langues, mais moins experte dans la pratique de la poésie. Mes expériences d’écriture et de traduction poétiques, en langues anciennes et en anglais (le poète Anthony Barnett), une large culture littéraire étendue aux auteurs étrangers, et une pérégrination appuyée dans le domaine philosophique, me permettaient donc de jouer mon atout et mon va-tout dans la constitution d’un tandem, puisque ma collègue apportait son irremplaçable et impeccable connaissance de la langue. De ces deux expériences décalées, nous tirions des diagonales étranges. Or il se trouvait que l’auteur, qui savait de quelques notations prises au vol, créer une atmosphère aussi forte que celles d’un Lenz, d’un Dadelsen ou d’un Dylan Thomas, était justement le maître de ces distensions diagonales et de ces contrastes crépitants. Pour rire, je nous comparais souvent à la fable de l’aveugle et du paralytique, sachant très bien que la disparité de nos formations et enseignements était plutôt une aubaine qu’un handicap. L’aventure se poursuivit durant des années et aboutit à trois publications des recueils de Huchel, Chaussées Chaussées, Jours comptés, La neuvième heure, publiés à partir de 2009, à peu près tous les deux ans, dans la belle édition Atelier La Feugrée. Et diverses réactions à ces publications montrèrent que notre association avait fonctionné. Ma collègue, Maryse Jacob, en profita pour publier des articles dans de bonnes revues de germanistique et pour mener à bien sa thèse de Doctorat sur le poète, aboutissant à des belles ouvertures du côté de l’Allemagne.
Je résumerais ce qui est résulté de cette traduction à deux têtes par une image de Peter Huchel qui dit en peu de mots ce que nous avons ressenti à la traduire. Car il fallait parfois attendre des semaines avant que, brutalement, le sens d’une laisse se découvre, évident et pourtant si dissimulé : « On continue sa petite affaire, on attend, jusqu’à ce que quelque chose se dépose, quelques mots, un son de voyelles, une métaphore peut-être, quelques copeaux de métal qui se trouvent encore en dehors du champ magnétique. Lors d’une phase plus tardive, l’image s’éclaire, elle devient parabole, c’est-à-dire que l’aimant structure la limaille ».
Arnaud Villani
Il peut être intéressant que je détaille un peu le vécu de cette association de traducteurs, face à un poème de Huchel. C’est un poète qui connaît parfaitement les références mythologiques et l’arrière-plan théologique, ne dédaigne pas la philosophie, enchaîne souvent allusions et clins d’œil, pratique volontiers l’humour, le raccourci et l’ellipse. Il nous arrivait plus d’une fois de « sécher » devant ce que manifestement voulait dire le poète, sans que nous puissions le rattacher à un élément partageable. Mais il suffisait parfois d’un faible indice, un mot, un toponyme, une allusion érudite, un temps verbal, un détail historique, pour que le sens du poème apparaisse d’un coup, clair et même évident. Or il est sans conteste que si cette soudaine intuition n’était survenue, et tant qu’elle n’était pas apparue, la traduction ne pouvait pas s’élever au-dessus d’un rustique mot à mot. Ce que je veux exprimer par-là, c’est qu’une très grande largeur et même « épaisseur de culture », un peu dans toutes les directions, et y compris en sciences contemporaines, était requise pour effectuer ici un vrai travail de traduction et faire honneur au poète.
Jacquie BARRAL
Pour un « Atlas magique »
« frontière », adj. f. Qui est limitrophe, qui est sur les limites d’un autre pays. Ville frontière (…).
Il est aussi subst. & sign. Les limites, les confins d’un pays, d’un Estat. L’armée était sur la frontière. (…).
Dictionnaire de l’Académie XVIII° siècle.
Quand nous étions écoliers, nous apprenions les frontières de la France, très tôt. On en dessinait les contours en suivant une forme découpée. Je raisonnais les frontières comme un dessin, apprenais que le pourtour des côtes de France avait été relevé sous Louis XIV, tout était clair, je crois. La frontière était une ligne, un trait rigoureux dans l’espace, qui suivait montagnes, rivières ou le bord de la mer.
Et puis un jour, voyant les vagues sur le sable, une réflexion m’est venue. La définition graphique avait ses limites, le dessin de séparation entre l’eau et le sable n’étant jamais le même quel que soit le clapotis. Au bord de l’océan, les tempêtes d’écume déchiquetée, emportée par le vent et les équinoxes qui découvraient à marée basse des étendues nouvelles, faisaient que cette définition devenait un principe théorique, administratif, politique… la réalité étant bien plus complexe et plus mouvante.
Ainsi, en voyageant, malgré le changement prévu de monnaie et de langue, au passage d’une frontière, l’idée d’un contour net et précis de trait de crayon, s’estompait.
Il y eut ensuite l’expérience d’un vécu en Catalogne en pays frontalier, où j’expérimentais que des deux côtés se parlait finalement la même langue, le catalan. Langue qui n’était ni le français, ni l’espagnol, mais qui, ancrée là depuis des siècles, était utilisée par bon nombre de foyers, pour la vie quotidienne, comme une sorte de patois accessible aux gens du cru, immédiat et spontané.
La frontière passée et repassée, perceptible à ses signes propres, ne faisait que marquer un endroit où il fallait ralentir pour aller en Espagne, ou en revenir. Mais on ne pouvait que constater que ce bout de pays de l’autre côté du Perthus, de Cerbère ou du col d’Ares, ne changeait en rien par rapport à celui que l’on venait de quitter. Comme tout frontalier je passais la frontière - sauf à l’époque des bouchons touristiques de l’été - pour un oui ou pour un non : marché, achat du cuivre pour la gravure, plages rocheuses, champignons, etc.
La frontière devenait alors un espace sans rupture, une grande bande de terre en longueur, d’une bonne largeur, formant un pays en soi.
Elle se concevait donc comme un pays de va-et-vient, avec ses coutumes, ses dangers, ses histoires de contrebandiers, de passeurs d’hommes à s’enrichir très vite… On se refilait les trucs pour passer plus d’une cartouche de cigarettes à la fois, on allait faire le plein d’essence. D‘un côté comme de l’autre, se mettaient en place des usages, une sorte de logique interne qui disparaissait, passée une certaine profondeur de ce pays en longueur, arrêté par la mer au sud et se perdant dans des sommets montagneux au nord.
J’aimais ce pays frontalier, ouvert, où les tuiles avaient la même rougeur, les murs leurs mosaïques en caïro. Il fallait déborder largement au-delà de Figueras et Gerona, pour
entrevoir quelque chose enfin de différent, une couleur de terre, peut-être. Côté français, les avis différaient sur la localisation de sa fin : « passé Fitou ? ». Les limites de ce pays frontalier flottaient plus que jamais.
Quant à la vraie frontière marquant pourtant les limites entre deux états, dans cette période où l’Europe ne comprenait pas l’Espagne encore sous le régime de Franco, elle était un pur symbole mais en aucun cas une clôture paysagère. Ce fut une expérience de frontière floue, longtemps vécue, qui n’appartient qu’à ce type de région.
À l‘opposé, quand les frontières se ferment, se bâtissent de murs, se hérissent de barbelées et de miradors, revient à l’esprit ce dessin net et précis de la cartographie géopolitique qui vient dire par son dessein, qu’une ligne ne va pas être facilement franchissable et qu’il va se passer un saut vers un ailleurs, avec une certaine rudesse.
Les paliers, les passages, sont gommés pour une mise en évidence de la limite d’un état, d’un pouvoir politique. Une symbolique écrasante vient vous le dire : entre tampons de visas, boue de désinfection où il faut piétiner par hygiène, couloir entre des murs, vous savez que vous passez sous des fourches caudines.
Votre 2 CV sera-t-elle passée au peigne fin, à la recherche de livres d’art interdits que vous avez planqués (sur le groupe Cobra, Joan Miro et tant d’autres) pour une relation de relation, un conservateur du musée de Prague, qui vous attend comme le messie dans sa banlieue avec ces petits trésors éditoriaux interdits là-bas ? La frontière se dresse, barrage pour certains et contrôlée au maximum pour d’autres ; ça ne se passe plus avec la même fluidité, le flottement des vagues sur le sable n’est plus de mise.
Vous venez de passer de la Bavière à la Tchécoslovaquie avant la chute du « rideau de fer ».
Vous le verrez de nouveau, ce rideau, en Allemagne de l’ouest près de Göttingen, toujours en 2 CV. Après un bourg et des groupes de maisons, vous prendrez une route qui s’arrête net. Des gens du village sur un terre-plein un peu en hauteur, parlent très fort en allemand pour annoncer à une famille de l’autre côté, la naissance d’un enfant de ce côté-ci. Un autre bout de village à l’est, visible, a lui aussi sa route qui finit en impasse et un groupe de gens qui écoutent des paroles qui franchissent, elles, la frontière. Elles passent au-dessus comme les oiseaux, elles se répondent et sont suivis de rire à la bonne nouvelle. Dans un mirador, un soldat casqué écoute placide : les voix et les oiseaux passent. Ces éléments volatiles détiennent un pouvoir exceptionnel. Là où s’arrêtent les pas, la voix passe dans une langue commune.
Une frontière souligne toujours, en douceur ou avec force, un passage subtil entre deux pays déclarés théoriquement différents, mais quasi identiques ; elle coupe des petits bois, des champs ; tranche des anciens chemins, des voies romaines, un ruisseau, des nuages, des ciels, des dessous de la terre, des sources souterraines, des trésors enfouis. Il y a une étrangeté de la frontière. Elle est là, mais pourquoi là et pas quelques mètres plus loin ? Qui a décrété cette brisure d’espace ? Depuis quand ? Et plus on s’enfonce dans les bois et les champs, plus les hommes la franchissent sans y réfléchir, les ours, les loups et même les brebis.
Des utopiques décideurs dans un ministère repeuplent des loups dans les Alpes, qui, ne s’y plaisant pas, franchissent le Rhône à Donzère-Mondragon, filent vite dans les forêts en face ; on les retrouvera passant le Canal du Midi avant Toulouse, d’où ils iront dans les Pyrénées où ils s’installeront après avoir laissé quelques meutes au passage, dans les Alpes, sur l’Aubrac, les Cévennes où ils feront des petits. Bagués, on les suit à la trace depuis le ministère, désolé car l’imprévu s’en mêle. Il a pour nom le mot « sauvage ». Le monde sauvage ne connaît pas les frontières ni les limites d’un parc national. La sauvagerie n’a pas de limites au sens politique du terme. La frontière est un langage, un trait culturel. Déplaçable, elle répond d’une histoire longue, parfois répétitive, trace de disputes, d’invasion, de fuite…
Le rêve de les sentir souples ou flottantes, est une façon de les adoucir, de penser que les ruptures sont moins violentes et que -comme dans les langues dialectales, qui s’évanouissent les unes dans les autres, se fondent, ou abandonnent des mots pour d’autres- elles sont ouvertes, compréhensives comme dans un mot à mot ou un touche-à-touche.
Un parleur de langue dialectale a cette faculté de passer de son dialecte à un autre et se faisant, s’enchaine une compréhension linguistique, naturelle, logique, ouverte. Du patois du Clapas au catalan de Figueras, Le saut est facile. Ma grand-mère maternelle qui parlait un bel occitan, un dialecte ardéchois et montpelliérain, comprenait ses voisines italiennes, espagnoles, portugaises, sans problème : c’était fluide. Et ces dames la comprenaient. Leurs paroles dialectales passaient des frontières et des barrières linguistiques selon des connexions cérébrales rôdées, usitées, des circuits largement inscrits et les conversations allaient bon train, les nouvelles, les recettes de cuisine, le temps qu’il fait, la vie même, dialectisée, sautait des ruisseaux, des rivières, des montagnes, franchissait des forêts, comme les loups.
Plus ou moins sauvages, sont les dialectes incontrôlables. Ils vont maintenir tant bien que mal des langues anciennes, encore vivantes grâce à eux, bien que la révolution française et son désir centraliste finissent par les détruire en un siècle, parce que trop dangereux pour une unité nationale. Banni des États généraux de l’Ancien Régime, l’occitan n’est plus une langue écrite que parlait aussi la noblesse, pour devenir un simple patois, celui des pauvres bougres qui ne connaissent que le village d’à côté, voire quelques lieues plus loin. Les nouvelles sociétés politiques républicaines et impériales, aiment les frontières abruptes qui nient province, duché, petit bourg, quotidienneté et tendresse entre des gens qui sont familiers les uns avec les autres, « payses » à l’infini.
En échange de cette douceur sauvage, s’orchestre peu à peu un grand rassemblement, un lissage, un centralisme, pour construire un état, voire un nationalisme et des guerres économiquement rentables pour quelques-uns. Nuances, accents, coutumes, disparaissent. On mange, on boit partout la même chose, on pense la même chose… C’est le règne que nous connaissons si bien des Macdos, des terres expropriées meublées de Conforami, de Brico-machin, Leroy Pinpin, dédales commerciaux, ceux de ce que l’on appelle la France moche, tellement elle est moche, c’est-à-dire horriblement défigurée,
Mais aujourd’hui, nous voilà qui plus est, nantis d’autres frontières, virtuelles cette fois. Nous sommes devenus des êtres condamnés à écouter des robots postés derrière des frontières infranchissables, numériques, nous dictant des ordres : appuyer sur la touche étoile, dites votre numéro à 6 chiffres, rentrez votre mot de passe, prenez la 4ème sortie, ouvrez l’onglet, retirez votre carte, téléchargez pour régler votre parcmètre, rentrez dans votre espace santé, votre espace bancaire, votre espace gaga, vous avez oublié votre mot de passe, relancez l’opération, il faut un numéro à 6 chiffres, simplifiez-vous la vie, dites oui, nous sommes à votre écoute, vous êtes en relation avec un répondeur … autant de frontières impératives, pour passer à l’étape suivante, autant de barrages où vous tournez en rond selon des cercles infranchissables, numérisés par quel délirant personnage ? Nous n’avons jamais connu autant de lignes de séparation, de démarcation, de frontières aujourd’hui, virtuelles, dangereuses, qui isolent les êtres les uns des autres et taillent dans les espaces de liberté.
Il paraît que c’est beau comme le progrès, puisqu’on vous le dit… Vous serez épiés, coursés, court-circuités, identifiés, contrôlés, tamponnés, archivés et toutes vos données, le moindre
« ockay » envoyé par mail sera gardé ad vitam eternam dans de grands immeubles frigorifiques, près de la mer, près des câbles sous l’eau, qui vomissent un éternel silence de voix qui se sont tues, voraces en électricité qui plus est. Un tombeau géant d’échanges insipides pour la plupart, va se garder précieusement pour une espérance d’éternité sur une planète en péril.
Il y a aujourd’hui, avec ce type de frontières nouvelles, faisant toile, accompagnées du mythe d’une merveilleuse communication, inopérante tant elle s’est éparpillée, des murs immobiles et opaques à nouveau dressés, frontalement.
Pour compenser sans doute, j’ai fini par dessiner un « Atlas magique », habité d’animaux comme dans le début de la cartographie, plus ou moins fantaisistes, suivant à mon gré des
contours en tout genre, pour repeupler le monde de « Gros chat de Guyane », de « Bouledogue de Colombie », de « Chèvre du Brésil », « d’Antilope des USA », de « Cochon du Zuiderzée »… confectionnant ainsi un bestiaire spatial.
Tous les dessinateurs sur cartes s’inventent d’autres pays, pour s’évader, tout simplement : Philippe Favier, Pierre Alechinsky, Jean-Luc Parant… donnez un bout de carte à un artiste et il s’envole comme un oiseau.
Jacquie Barral, pour la Maison de la Poésie Jean Joubert. Janv. 2023
Eric SARNER
Eric SARNER
Berlin, temps mêlés
Est-ce cela que tu étais venu chercher ici ? L’Ouvert ? Un dimanche beau et froid de novembre ?
Marcher en ville, remonter de ruelles en avenues, de chantiers en jardins, feuilleter du temps. Ample place carrée de Boxhagener Platz. Un marché aux puces occupe tout le pourtour, tantôt de fragiles stands à auvent, tantôt de simples tables où on a empilé tout et rien. Un marché de pauvres. Sons comme étouffés par le froid. Mais rien de triste là, une sorte de gaîté sans raison apparente. La légèreté qui monte parfois là où les gens et les choses se mélangent sans se mordre. On entend de l'allemand mais aussi du russe, de l'anglais, de l'espagnol. Un groupe de Péruviens vend des gants et chapeaux en poils de lama; oui, quand elles sont dénudées, les oreilles sont écarlates. Les rires accentuent les bouffées de vapeur qui sortent des bouches. Tout est à vendre : des disques sûrement rayés aux pochettes défraîchies, des badges et insignes portant dûment faucille et marteau, de vieilles fourrures et vêtements de l'époque de la RDA, des pièces de vaisselle. (Ce sont moins les objets qui t'arrêtent que les visages. Il y a du poids dans ces yeux et souvent une attention délicate à celui qui passe). Il y a des Punks. Il y a des gens sans étiquettes. Sur une table à tréteaux trone une longue boîte-vitrine renfermant un fusil et trois photos anthropométriques de Lee Harvey Oswald. A côté, un horrible bol verdâtre orné d'une fresque en relief porte l'insciption « Moscou 1949 ». Là encore, un cartable d'officier d'artillerie est ouvert, on voit le compas, le carnet de cuir intact, l'emplacement pour des jumelles absentes. L'homme tout sec dit, comme au premier degré : "C'est pour vous, vous allez pouvoir vous engager !".
Chaque pas déroule un peu plus la pelote de l'Histoire. Boxhagener Platz est au centre d'une zone qui brasse des populations venues de partout et même d'Allemagne. Friedrichshain est devenu "branché", à la suite de Prenzlauer Berg un peu plus au nord - un des foyers de la dissidence sous le régime de la RDA - et Mitte, à l'ouest. Prenzlauer Berg et Mitte ont été les premiers quartiers de l'Est à être investis par les étudiants, artistes, bobos et pseudos de tous poils au début des années 90, après la chute du Mur.
Tu te souviens de Berlin la première fois, début des années 80. Un train couleur kaki, après un bon morceau d'Allemagne de l'Est, parvenait à la vieille gare de Zoogarten. Berlin était comme une île, Berlin Ouest, l’espace mental le plus éloigné de l’Allemagne et de ses cauchemars. L'Est était un peu terrorisant, attirant, touchant pour la raison qu'on ne passait pas ou peu d'une zone à l'autre et encore moins les Berlinois de l'Est. Il y avait cette question : qui enferme et qui est enfermé ? Une question qui courait depuis le 13 août 1961 précisément. Tu te rappelles Check Point Charlie, le vrai, pas l'attraction de foire d'aujourd'hui. Il y eut le retour à l'Ouest, tard le soir, après une journée passée "de l'autre côté" et achevée par une représentation de "Mère Courage" au Berliner Ensemble. Puis, la dernière rame de métro pour Friedrichstrasse. Le dernier passager, un officier de quelque armée rentrant à l'Ouest, toi et lui marchant loin l'un de l'autre dans ce gris profond, désespérant, ces drôles de vapeurs montant du sol, cette lumière typique des projecteurs sortant des miradors. Au Check Point, tu as placé tes jambes de chaque côté de la ligne de démarcation, pour éprouver physiquement le mitan des périls, ce que disaient ces mots la guerre froide. Certains lieux aident à mesurer le monde.
Mais, il faut aussi trouver des lieux de retrait, ou des instants.
Savignyplatz, tel matin vers 10 heures. Assis au Café Brel, je feuillette un livre d'images acheté la veille. Le titre est, en trois langues, Wo stand die Mauer in Berlin ? Where was the Wall in Berlin ? Où se trouvait le Mur de Berlin ? Car la question est lancinante : où est-on, tout de suite, ici ou là ? A l'Ouest ? - enfin, dans l'ex-Ouest - ou à l'Est ? - enfin, dans l'ex-Est. De quel côté ? A une table voisine, un homme d'une quarantaine d'années dévore un copieux petit déjeuner. On voit que sa tête, au-dessus du journal, est plus grosse que le reste de son corps, un ballon de football légèrement dégonflé, crâne d'œuf, complet veston, chemise crème - s'il portait un col cassé, il pourrait sortir de l'univers de George Grosz, le peintre des années 1920 aux aquarelles anti-bourgeoises.
L'homme s'intéresse à mon livre, voudrait le regarder. Voilà qu'il tourne les pages lentement, sans rien dire, laissant seulement sa tête dodeliner. Les photographies sont présentées en correspondance : la Zimmerstrasse en 1962, en 1986 et en 1999; la Chausseestrasse en 1988 et 2004; le Tränenpalast en 1966 et aujourd’hui. Ici ou là ? En me quittant, mon homme aura ces mots : « La division de l’Allemagne et de Berlin en deux, vous croyez qu’on s’en remet ? ». Flèche verte sous le feu rouge qui ouvre le passage à droite, je repars aussi. Piéton à Berlin, il faut toujours se garder la possibilité de changer de sens. Dans la ville, je lis comme un excès de regards transparents…Il y a pourtant tous ces échos, et cette douleur et cette douceur qui fraternisent. Ville habitée. (Et toi qui toujours cherches les mythes dans les villes que tu traverses au point de ne plus croire qu’en eux, à Berlin te voilà submergé, battu, flâneur rendu considérable par des milliers de légendes et de petites péripéties). A partir de Savignyplatz, quelques stations de métro aérien suffisent pour rejoindre l'un des grands nœuds de tout parcours berlinois : la gare de Friedrichstrasse.
Avant 1989, la gare servait de poste frontière. Les deux halls étaient séparés en deux zones indépendantes. Tout à côté, le Palais des Larmes (Tränenpalast) était l'endroit des contrôles, là où les gens se quittaient. Dans l'immensité de couloirs, de magasins, de solitudes, je cherches mon chemin et reprends pour la troisième fois consécutive le même ascenseur vitré.
Quelle géographie l’Histoire a-t-elle fait de cette ville ? Depuis le début novembre 1989 - c'est ainsi que le XXème siècle s'en est allé, je crois ou voudrait croire : dans les notes de Mitslav Rostropovitch sur son cello – depuis cette date, la ville a effacé les traces de son ancienne séparation de presque trois décennies. Et au même moment elle a comme installé la séparation dans son propre mythe.
Le Mur. Berlin avec Mur, Berlin sans Mur. Des hommes sur le mur, tirés comme des lapins le long du mur, troués noyés au pied du mur, couchés, tel Bruno Ganz dans la boue contre le mur, ange tombé du Ciel au-dessus de Berlin, ange du désir de vivre hier und nun, ici et maintenant ?
Je marche dans Berlin.
Tout espace, toute ville s’apprend, mais la lecture de Berlin devrait commencer par les entrelignes : Berlin s’apprend par les vides qui s’accumulent entre les pleins. Et donc, pour entrevoir le sens du vide, commencer par… ne pas s’en inquiéter.
Où en sommes-nous donc ? Comme disait Bowie dans une de ses dernières chansons, lui qui vécut ici plusieurs années. Mythos Berlin.
Tendresse tragique de ce mot d'Alfred Döblin, l'auteur de "Berlin Alexanderplatz", incapable de reconnaître quoi que ce soit de sa ville ruinée en 45 : "Lorsque je revins, je ne revins pas".
Traverser Berlin revient à revisiter les grandes beautés et les plus terribles déchirements dans la conscience historique de quiconque est né au vingtième siècle. Qui pourrait nier que nos régressions politiques et culturelles actuelles prolongent celle du siècle précedent ?
Mille et un lieux de souvenirs, mille et un lieux à vivre, même si tout a changé, et d’autant plus lorsque tout a changé, car à deux pas de là, les récits courent et se transforment. Dans les terrains vagues de l'ancien Berlin Est qui pour de vrai sont des trous de bombes, on a laissé l’herbe pousser ou bien on l’a coupée pour créer des Spielplätze, des espaces où les enfants viennent jouer. Jouer. Il y a du jeu dans la ville. Il y a du calme aussi, ce calme si surprenant de Berlin, immense et si couramment provinciale. Je marche dans Mitte, c’est mardi et seul un ronflement de camion me dérange un court instant. Ces quelques passants ne courent pas, même préoccupés, ils ne courent pas. On se dirait qu’ils ont le sourire facile. Suis-je naïf ? Sûrement, mais j’aimerais savoir dire l’énergie paisible qui m’entoure, quelque chose comme une jeune clarté. Le calme tout comme l’intensité berlinoise d’aujourd’hui a tout à voir avec l’Histoire. Sans doute faudrait-il sortir de la nostalgie par le haut, par l’air.
À Mitte, il y a cette église à demi absente dans l'ancien no man's land entre l'ouest et l'est à hauteur de la Bernauer strasse. Curieusement, à ma première visite du mémorial du Mur je ne l'ai pas vue. Dans la Bernauer Strasse, la frontière longeait les façades des immeubles situés à Berlin Est. De nombreux habitants tentèrent de fuir peu après les premières mesures de bouclage. Ils descendirent en rappel depuis leur domicile
ou sautèrent dans la toile tendue des pompiers de Berlin Ouest. Certains se blessèrent grièvement. Les premières victimes du système frontalier se comptèrent ici. Quelques semaines après l'érection du Mur, les immeubles furent vidés, les habitants déplacés, les fenêtres et les portes murées. Ce fut ici qu'on compta, entre 1961 et 1989, le plus de tentatives de fuites par des tunnels creusés à mains d'hommes pour permettre à des Berlinois de l'est de rejoindre l'autre côté.
On regarde ces pans du Mur lui-même, ces vastes espaces aujourd'hui tout ouverts mais où jusqu'en 1989 se succédaient des fossés, des miradors, de redoutables chiens de garde retenus en laisses accrochées à des cables au-dessus du sol, ces tracés au sol qui figurent l'emplacement de tunnels de fuite, ces hautes tiges de métal alignées à ciel ouvert là où le Mur se dressait, tout cela et précisément l'aspect décidemment découvert de l'ensemble – c'est la réussite majeure des urbanistes de la mémoire - vous accaparent tant l'esprit qu'on peut ne pas tout voir. De plus, lorsque l'on apprend l'histoire singulière de l'église en question, on s'étonne moins de l'avoir mal vue.
Le tracé de l’ex-frontière avec Berlin-Ouest passait à quelques mètres seulement de l’entrée de la Kapelle der Versöhnung, la Chapelle de la Réconciliation. De style néogothique, elle date ou datait de la fin du XIXème siècle. Au moment de la division de Berlin en secteurs occupés, en 1945, le découpage créa une situation paradoxale : l'église se retrouva en secteur soviétique tandis que les paroissiens vivaient pour la plupart en face, dans la zone d'occupation française. Lorsqu'en 1961 les autorités est-allemandes décidèrent d'ériger le Mur, celui-ci passa … juste devant l'église. L'église ne fut donc plus accessible ni du côté est, devenu "bande la mort", ni du côté ouest obturé. Elle fut laissée à l'abandon.
En 1985, le gouvernement de la R.D.A. déclarant officiellement vouloir "augmenter la sécurité, l'ordre et la propreté à la frontière de l'état de Berlin ouest", ordonna la démolition de la Chapelle de la Réconciliation. Cinq ans plus tard, c'est l'ensemble des installations de retranchement est-allemandes qui s'écroulait. Les ruines de la Chapelle, envahies par la végétation, attendirent au milieu de rien, tandis que par souci d'effacer au plus vite les traces de la division on réfléchissait à la meilleure manière de réhabiliter le lieu historique. Il ne fut pas question de reconstruire le bâtiment à l'identique, mais il s'agissait de protéger les vestiges restants et, en complément, d'ériger sur les anciennes fondations, une chapelle moderne. La paroisse choisit comme design deux bâtiments ovales, concentriques avec des axes de symétrie différents. L'axe de l'ovale extérieur, constitué de lamelles de bois, suit l'alignement de l'église précédente, l'axe de l'ovale intérieur, en terre compactée, est aligné d'est en ouest comme pour rappeler – avec le recul historique - la division de la ville de Berlin.
Derrière des murs en pisé, on peut voir l'autel d'origine en grès rouge. Sur la place de l'église, se dresse le seuil du portique de l'ancien bâtiment tout à côté du chemin de garde qui longeait la "bande de la mort". Quant aux trois cloches de 1894, récupérées, on les a posées devant la Chapelle dans une remise ajourée.
Et comme si souvent dans cette ville, le silence vous arrête et vous regarde.
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Mia LECOMTE
DOMINOS
Combiner dieux et hommes
ce n’est pas simplement
le jeu
c’est parmi les hommes et les hommes
que s’accroît la chair
ajoutée
c’est entre les hommes et l’âme
que s’occulte la chair
soustraite
c’est entre l’âme et l’âme
lorsque demeure la chair
au néant
Traduction d’Eric Sarner et Romée Fratti (inédit)
DOMINO
Combinare dei e uomini
non è questo il gioco
soltanto
è fra gli uomini e gli uomini
che poi eccede la carne
sommata
è tra gli uomini e l'anima
che si occulta la carne
sottratta
è tra l'anima e l'anima
quando resta la carne
azzerat
Patrick QUILLIER
COMBAT DES NOMS, DES VERBES ET DES LANGUES
La grande épopée des noms et des verbes
ne peut pas exister sans la petite
épopée des adjectifs, des adverbes,
qui est le comment, le pourquoi, le quand,
le fervent frisson des frimas, l’effroi
des croix et des martyres, l’effraction
de l’allégresse dans l’effort, l’offrande
fragile et forte tout à la fois des
moments, des circonstances, des manières,
l’office profond qui meut la surface
et la masse, la configuration —
scintillante, ramifiée, animée
d’énergies — qui assemble le divers,
le humble, le multiple, l’éphémère,
dans la constellation d’un mandala
vivant.
Les épithètes homériques
sont de cette épopée des héroïnes
méconnues : elles affirment pourtant
la force manifeste bien qu’infime
d’un éternel retour épiphanique
qui scande tout réel, toute aventure,
toute saga.
Indubitablement,
ainsi que sans petite perception
il ne saurait y en avoir de grande,
dans l’immense respiration commune
de tout, l’épopée des verbes, des noms,
ne serait point sans l’épopée nombreuse,
incessante, bruissante, universelle,
qu’animent sans relâche adjectifs et
adverbes, partage moléculaire
des chimies vitales, des souffles, des
vigueurs, des fougues. Toute épopée
engage toutes les unités de
la parole, qu’elle déploie, replie,
renvoie au front, les unes et les autres,
chacune avec chacune, et la mêlée
fait entendre le rythme de l’alliance
qui dans la voix engage tous ensemble
verbes et noms, adjectifs et adverbes,
articles, conjonctions, prépositions,
pronoms, démonstratifs et particules,
affixes, suffixes, préfixes, tropes,
récurrences sonores, jeux d’accents…
Indubitablement les épithètes
homériques sont les hauts lieux communs
où vient s’opérer la reconnaissance
fraternelle entre les choses et les
mots, entre les hommes et les mots, les
hommes et les choses, les hommes et
les règnes du vivant, les hommes et
les hommes. La voix multiple de tant
de méconnus, d’inconnus, de connus,
n’arrive à chanter les louanges des
connus, des inconnus, des méconnus,
qu’en faisant sonner pour lui et ensemble
chaque mot existant, en tant que tel,
et le moteur allitérant propage
le craquement de toutes les fissures
du temps et le vrombissement de tous
les criquets de l’esprit.
Criquets, venez
vrombir ici, craquez, craquez, fissures,
dans tous les murs, dans toutes les armures,
dans tous les camps retranchés de l’histoire,
dans tous les bastidons de la mémoire.
Mieux encore :
quand le français ne peut
aller devant, que le gascon y aille,
ou tous les latins qu’on n’a pas perdus,
ou le hongrois, le portugais, le grec
(l’ancien et le moderne, tour à tour
démotique, pur, dialectal, ainsi
qu’en fait usage Cavafis), le turc,
le basque, le breton, le chleuh, le corse,
l’occitan, le bourguignon, le cauchois,
le champenois, le catalan, le bable,
les créoles de tous les azimuts
— langues-fleurs, langues-flammes, langues-laves —,
l’anglais, le quechua, le polonais,
le danois, le suédois, l'espagnol,
le roumain, le bulgare, l’albanais,
le serbe, le slovène, le croate,
le russe, le chinois, le japonais,
l’allemand, l’araméen, l’algonquin,
le wardwesân, le finnois, l’estonien,
le same, l’eyak, le nahuatl, le lak,
l’arménien, le kurde, le géorgien,
le bambara, le tamazigh, le perse,
l’arabe (tour à tour le littéraire
et les dialectaux), le ouolof, l’hébreu
(tour à tour biblique et contemporain),
le javanais, le khmer, le vietnamien,
le maori, le samoan, l’arhâ,
le drehu, et avec, toutes les langues,
plusieurs milliers de langues, magnifiques,
qui ont en tout temps et tout lieu vibré
dans les gorges, les bouches, les oreilles,
depuis les oraisons magdaléniennes,
depuis Elam, depuis Akkad, depuis
Sumer, depuis Pachacamac, depuis
tous les depuis matutinaux du monde.
Oui, l’épopée est la cité des mots,
de tous les mots et de tous les langages
qui y constituent tant de compagnies,
tenacement y dansent tant de rondes,
car la guerre fondamentale est là,
dans et pour le poème, dans et par
le poème, et pour cette guerre-là
il faut mobiliser sans exception
tous les mots, tous les mots de toute langue.
Extrait de D’une seule vague (chants des chants 1), La rumeur libre, mars 2023.
Patrick QUILLIER - suite
COMBAT DES NOMS, DES VERBES ET DES LANGUES
Hélas, tous les 15 jours une langue
se meurt ici ou là sur la planète !
Il en était parlé plus de 20 000,
cela fait plus de 10 000 ans, du moins
tout porte à le croire. Mais aujourd’hui,
au seuil d’un siècle, nommé XXI,
qui est marqué par le signe du feu,
il en resterait quasiment 7000.
Plus de la moitié, quand il finira,
auront disparu.
Le dalécarlien,
souvent nommé « langue de la forêt »,
est parlé par un peu plus de 2000
personnes, dont 60 enfants de moins
de 15 ans, aujourd’hui, années de feu
du tout premier cinquième de ce siècle,
dans la commune d’Älvdalen, comté
de Dalécarlie, en plein centre de
la Suède, tout près de la frontière
norvégienne. Descendante du vieux
norrois, la langue des vikings d’antan,
cette langue naguère fort vivace
en raison de l’isolement de ses
locuteurs, cède peu à peu la place
au suédois standard des temps modernes.
Dans combien de temps un souffle éteindra
la dernière voix portant cette langue ?
Dans la vallée de Sacramento, le
wintu, langue amérindienne, n’est plus
parlée que par une seule personne,
dans le feu des années du tout premier
cinquième de ce siècle. La tribu,
plusieurs milliers de personnes jadis,
a été décimée au cours du temps,
réduite aujourd’hui à quelques dizaines
de membres dont un seul parle la langue.
Yo humma yo humma yo humma yo-
o humma yo humma é o humma :
quelques autres chantent sans les comprendre
les chants encore conservés de leur
tradition… Dans combien de temps un souffle
éteindra la dernière voix portant
cette langue ?
Le jedek n’est parlé
que par 300 personnes dans le feu
du tout premier cinquième de ce siècle,
en Malaisie du nord, au Kelantan.
Dans la forêt de Jeli, tout près de
Sungai Rual, se trouvent ces personnes,
qui vivaient autrefois, communauté
de chasseurs-cueilleurs, dans le bassin de
la Pergau, avant qu’on ne les déplace
en territoire où l’on parle jahai.
En jedek, féminin et masculin
ne s’affrontent pas, le vocabulaire
de la compétition, de la violence
n’existe pas, mais celui de l’échange
et du partage est d’une remarquable
richesse. De plus, s’il y a un mot
porteur d’un concept de propriété,
nul verbe n’en dérive : appartenir,
avoir, vendre, acheter, voler, tenir,
détenir, posséder, et cetera,
ne sont attestés. Dans combien de temps
un souffle éteindra la dernière voix
portant cette langue d’harmonie et
de paix, qu’un Rousseau, s’il l’avait connue
(on vient tout juste de la découvrir)
aurait aimée comme nous, nous l’aimons ?
En Sibérie, le tofa, qu’on appelle
aussi tofalar ou bien karagas,
n’est plus, dans le feu du début de ce
siècle, parlé que par une trentaine
de personnes, les Tofalars, peuplade
d’une branche turque de Sibérie
du sud habitant à Nijneoudinsk.
Aykèchiçi shanda sharshanda oul-
gueshanda brahoudèr oulgueshrimè
bertishi tilèbsè bèkambourann…
L’incantation résonne encore dans
la mémoire des plus anciens, des mères
surtout, mais les enfants, privés d’école
dans leur village, sont forcés d’aller
très loin, dans des pensionnats où le russe
est la seule langue que l’on pratique.
Asnat aorhann hokhohonn hokho
ohordhè shilièbèrghann vlahidyè
hokhurann shinèkerkhann… Dans combien
de temps un souffle éteindra la dernière
voix portant cette langue ?
Le haïda,
parlé autrefois pas des milliers de
personnes, ne connaît plus, dans le feu
du commencement de ce siècle horrible,
qu’une trentaine de bouches pour en
articuler les 46 consonnes
et les 3 voyelles. Ces bouches sont,
pour la plupart, celles de gens âgés
de plus de 70 ans, qui ont
pourtant décidé de s’enregistrer
jour après jour pour laisser des archives
vives dans l’arche humble d’un micro
(cela se passe à Skidegate, dans
l’archipel Haïda Gwaii, Colombie
britannique), ou de mettre sur un site
web qu’ils ont créé toute une grammaire
et tout un lexique, illustrés par des
vidéos ou des documents sonores
(cela se passe en Alaska du sud :
Ketchikan, Kasaan, Metlakatla…).
La politique d’assimilation
et l’interdiction de parler haïda
à l’école sont les causes majeures
de la disparition programmée de
cette langue aux consonnes merveilleuses :
fricatives (sourdes) ; spirantes (pleines
et glottales) ; nasales (pleines et
glottales) ; voisées, sourdes, éjectives,
les affriquées ; les occlusives, pleines,
aspirées, éjectives. Donc, tout un
flux d’alvéolaires, de bilabiales,
palatales, vélaires, pharyngales,
uvulaires, glottales… Dans combien
de temps, la dernière voix portant cette
langue, sera éteinte par un souffle,
simple, tel celui dont meurt la chandelle ?
Le ratak et le ralik sont les deux
dialectes composant le marshallais,
langue de la famille austronésienne
au titre du groupe micronésien.
Dans le feu de la deuxième moitié
du siècle précédent, souvenez-vous,
les îles Marshall ont été le lieu
maintes fois profané par l’explosion
des bombes nucléaires qu’« essayaient »,
mais sans « essuyer », les États-Unis.
Une grande partie des habitants
ont dû quitter cet archipel d’atolls
coralliens : d’abord déplacés ailleurs
dans les îles, puis poussés à l’exil,
un exil aliénant en continent
américain.
« Yokwe, yokwe, yokwe,
(Adieu, adieu, adieu), Kwajaleïn !
Yokwe, Rongerik ! Yokwe, Bikini !
Yokwe, Eniwetok ! »
Dans le feu re-
doublé du tout premier cinquième de
ce siècle, la montée des eaux menace
tout ce pays, poussant à s’exiler
toujours plus d’habitants. Et ils s’en vont
surtout en Arkansas, comprenez-vous,
dans la gueule du loup pour ainsi dire,
ou bien plutôt dans la gueule de feu
du dragon. En ces temps où ce dernier
souffle toujours plus fort, on ne dénombre
(car comment maintenir la langue ancienne
au milieu de l’anglais de l’Arkansas ?)
plus que 40 000 locuteurs.
Les eaux vont engloutir tous ces atolls.
L’anglais va engloutir et le ralik
et le ratak.
« — Aelōn̄, ej et am̧
mour ? (Atoll, comment va ?) — Enana. (Pas
très bien.) Kom̧m̧ool. (Merci.) — Kōn jouj. (De rien.) »
Extrait de D’une seule vague (chants des chants 1), La rumeur libre, à paraître en mars 2023.
Laure CAMBAU
ENJAMBE LA DOUBLE-BARRE
Enjambe les double-barres
cerise noire sur portées liquides
avale des papiers qui n’existent pas
mécanique invisible
plonge de système en système
enfermé dans l’énigme
d’une terre scarifiée
la clé est coincée dans la cicatrice de secours
et le sol ?
Le sol n’existe plus,
un fa 3ème ligne suffira,
pas de reprise !
Enjambe la double-barre,
et file tout droit vers la coda,
porte d’un monde inversé,
« when you cross the bar. *»
(*Tennyson)
Laure Cambau
Jean-Gabriel COSCULLUELA
Jean Gabriel Cosculluela
Habitar una lengua
No habitamos un país, habitamos una lengua.
Emil Mihai Cioran
Vivo lejos de mi terruño, no habito en mi país de origen. Habito
un terruño plural de lenguas, como lo aclara el escritor y filósofo Emil Mihai Cioran.
Al lado del castellano, francés, occitano, catalán, que son lenguas es- cuchadas y habladas desde mi niñez, hace ya unos años que aprendo por mí mismo la fabla y la escribo poco a poco dentro de mis libros. Pero, a pesar del apego que le tengo a la fabla, soy más que más un aprendiz de esta lengua.
Esta lengua, poco a poco, se me vuelve nodal, lengua para empezar una nueva andadura, lengua de empezar literalmente.
En el sentido que le da el filósofo Ludwig Wittgenstein (escribió es- tas palabras el mismo día en que nací, el 5 de abril de 1951) :
(Aquí hay un blanco ancho en mi pensamiento y dudo si nunca va a ser cumpli- do).
…Es tan difícil de encontrar el comienzo. O mejor : es difícil de comenzar al principio. Y de no tratar de ir para atrás más lejos.
Soy aprendiz de la fabla. Y mi tarea es ahora de ir más lejos para atrás. Teniendo también siempre en el pensamiento las palabras de Antonio Machado :
Caminante, son tus huellas el camino y nada más; caminante, no hay camino, se hace camino al andar.
Al andar se hace el camino,
y al volver la vista atrás, se ve la senda que nunca se ha de volver a pisar.
El escritor Bernard Noël, que es amigo mío, dice lo siguiente : Es po- siblemente esto la escritura: la cumbre del lugar y la ausencia de lugar … Jamás es el uno o el otra cosa definitivamente, es siempre inestable e incierto.
Estos últimos meses, a raíz del viaje que hice al Sobrarbe en junio y julio de 2017: Coscojuela de Sobrarbe, Aínsa, Boltaña, Guaso…, es- toy preparando un nuevo libro sobre mi terruño, y mi escritura que- da atravesada literalmente por todos estos movimientos de lenguas, y me encuentro con intensidad en caminos y encrucijadas en mi viaje interior. Pero ya sé que el Sobrarbe es tierra nodal para mí, y la fabla me ayuda a vivir estos momentos entrañables de escritura. Petenia- dor i ausenzia pertenece a este nuevo libro en preparación.
Este texto es para estar con vosotros, a pesar de mi ausencia, y como dice el entrañable amigo José Antonio Labordeta :
Aunque me voy no me voy, aunque me voy no me ausento, aunque me voy de persona,
me quedo de pensamiento.
Se lo agradezco mucho a todas y todos acogerme, leerme, escu- charme.
Jean Gabriel Cosculluela, a 14 de noviembre de 2018
Jean de BREYNE
Le déplacement
Le déplacement - chacun danse -
de l’être, tout lieu, et
immobile aussi dans le lieu.
Immobile ce déplacement, aux
millimètres de frontière, étrangers
chaque moment étranger
et même étranges
et dansons nous dansons.
Etranges écarts, voyages inconscients
ou non, les gestes,
immobiles même immobiles,
répétés il nous est impossible
de ne pas nous déplacer.
Peur immobile
nous dessinons une chorégraphie
minutes et secondes et centième
affairés, inoccupés
J’écris pour une distance avec ce à quoi je pense, mais ce à quoi je pense me fait écrire cela qui en est empli.
Jean de Breyne.
In Pologne, Journal 1981-2017
Jacques GUIGOU
jacques guigou
Moment rivage
Une femme et un homme marchent sur le rivage.
Longtemps demeurés silencieux, ils conversent.
Elle
Ces reflets moirés de la mer, au loin, semblent éloigner l’horizon.
Lui
Voilà un vrai mouvement vers l’illimité ; une fugue d’espace ouvert ; une bouffée de liberté.
Elle
Votre élan lyrique vous emporte. La mer consent-elle à cette démesure ? La mer est étrangère à toute liberté. Que serait-elle sans rencontrer le front des roches et des sables ?
Lui
Le désir toujours inassouvi des hommes pour effacer la frontière naturelle entre terre et mer les a conduits à construire des bateaux toujours plus puissants, à bâtir des villes flottantes, à repousser sans cesse la présence pacifique de l’océan.
Elle
Certes, mais la dominance de ces villes conquises sur les eaux est-elle absoute par les seules splendeurs de Venise ? À Venise où d’ailleurs, ces mêmes eaux cherchent à reprendre leur prépondérance d’origine.
Elle
Il n’est pas d’artifice qui résiste au temps, notre limite irrémédiable, dont seuls les amants peuvent s’affranchir, car le temps est aboli dans leur communauté.
Lui
…
Elle
Comme il est aboli ici, sous nos pieds nus, par ce baiser de la vague et du sable. Une étreinte scellée à l’instant de leur commune finitude. En deçà, l’univers de la mer ; au-delà, celui des terres émergées. Un entre deux nié ; une unité heureuse de la dyade ; alors que « sus li sablas di mountiho/li flour de l’escandihado/soun mai bello que li sounge » comme le chante Joseph d’Arbaud dans Les chants palustres.
[Sur les grands sables des dunes/les fleurs du soleil qui darde/sont plus belles que les songes]
Lui
Accueillons maintenant cette sereine certitude : sur ce rivage, la vie n’est pas un songe. Et ce mirage, là-bas, que l’ardente chaleur de l’été fait danser à nos yeux n’est pas irréel puisqu’il nous relie à ce bleu outremer qui transgresse la couleur.
Parvenus à la station de captage d’eau de mer pour les salins, leur marche est détournée par les installations techniques.
Elle
Depuis au moins deux millénaires que furent établis les premiers canaux et les digues nécessaires à l’exploitation du sel, les techniques de gestion des eaux littorales ont imposé un ordre aux flux saisonniers des eaux de mer et des eaux de lagune ; ce mouvement naturel de l’ancien et vaste delta du Rhône qui modifiait régulièrement le trait de côte.
Lui
Un finistère qui contredit son nom, en quelque sorte…
Elle
En effet. Ces aménagements défensifs du littoral ont souvent été défaits par les tempêtes qui faisaient remonter la mer jusque dans les étangs. Les autochtones avaient un mot pour désigner cette montée de la mer : la salada. Sur ce phénomène naturel, il existe même un long poème écrit dans un provençal approximatif, par Jacques Meizonnet, un Vauverdois du début du XIXe siècle, La salada de l’estang d’Escamandre qu’on pourrait traduire par : la salure de l’étang du Scamandre.
L’obstacle franchi, tous deux poursuivent leur marche vers le Grand Radeau et l’embouchure du Petit Rhône.
Lui
Nous sommes maintenant sur le territoire de la commune des Saintes-Maries-de-la-Mer. Ce n’est pas la frontière naturelle du Petit Rhône qui établit la séparation entre le département du Gard et celui des Bouches-du-Rhône. C’est un accord politique d’échange qui a porté le territoire des Saintes-Maries-de-la-Mer au-delà du Grand Radeau. En matière de frontières, depuis la nuit des temps — sans doute le néolithique — l’histoire l’a emporté sur la géographie.
Elle
Cela est bien connu, mais sur ce rivage l’histoire s’absente et que gagneraient les sensations qui nous étreignent maintenant à s’encombrer d’une connaissance de sa géographie ? Voyez tous ces amas de bois flottés déposés sur la plage par les crues du Rhône. Arrachés des berges du fleuve, emportés par les fortes crues de l’automne, roulés au large par la mer, transmués, ils reviennent à la terre pour veiller à la virginité des sables.
Lui
« Un cimetière d’arbres », telle est l’image qui vient le plus fréquemment à l’esprit des marcheurs qui arrivent ici. Partageons plutôt la vision d’un familier de ce lieu, Pierre Torreilles et ses Paroles Arlatines : « Seulement l’oratoire du vent œuvrant sur l’aire nue des bords du monde… ».
Les bosquets de tamaris traversés, leurs pas sont arrêtés par les puissants remous du fleuve qui s’unit à la mer.
Elle
Embouchure, ce mot m’a souvent paru faible pour l’évènement géologique qu’il désigne. Savez-vous que les grands fleuves ont creusé de profondes failles dans les plateaux continentaux sous-marins ? Comme s’ils ne consentaient à leur finitude qu’en laissant leur trace dans les immensités abyssales de la mer. En surface également, les jaunes verts des eaux du Rhône restent longtemps séparés du bleuté des eaux du golfe. Il me plaît d’y voir une ultime résistance à l’unification.
Lui
Votre réflexion m’ouvre des perspectives.
Elle
Que serait nos ailleurs si nous délaissions notre ici ? Ces lents envols de goélands, cette sansouïre secrète et les mugissements élégiaques des taureaux. Un milieu naturel sans division entre les eaux, la flore et la faune dans lequel les hommes ont mis du temps à introduire digues, limites et séparations pour chercher à se l’approprier.
Lui
Aujourd’hui c’est la mer qui tend à se réapproprier les espaces qu’elle a concédés au cours de la formation du delta du Rhône, il y a seulement sept mille ans. Cette montée de la mer inquiète certains de nos contemporains, car elle menace des habitats d’ailleurs inconsidérément établis trop près du rivage. Mais ce n’est sans doute pas en intensifiant les barrières que le phénomène sera arrêté. D’autres, plus soucieux de la nature, proposent de déplacer les activités humaines vers l’intérieur des terres afin de redonner à la mer son espace naturel. Le poète Tristan Cabral, partisan de cette voie, l’exprime dans des mots singuliers : « Il faut mêler les eaux, la terre et le sel, l’argile avec la faune et la flore. (…) Il faut laisser passer ce qu’il nous faut de mer (…) cette mer qui s’acharne à survivre au béton, cette mer comme une aube à l’orient des hommes » (Quand vient la mer au delta de Camargue. Sansouïre, 2014 p.84).
Par l’étroit sentier qui longe la rive droite du Petit Rhône, ils atteignent le bac du Sauvage.
Elle
Avec ses deux guérites latérales, ses roues à aubes, son câble de guidage et son rythme paisible de passage, le bac du sauvage ne transgresse pas la limite naturelle qu’est le fleuve. Il caresse sa surface et n’annule pas notre intimité avec le Petit Rhône comme le fait, par exemple, le pont de Sylvéréal quelques kilomètres en amont. Ses alternances peuvent s’arrêter pendant plusieurs jours lors des hautes eaux de l’automne.
Lui
Touchante, votre empathie avec ces eaux, ce ciel et ce vent. Nous sommes ici à l’ouest de cette « île de Camargue » ; ce confins sans frontières autres que naturelles. L’étymologie du mot Camargue est toujours l’objet de controverses d’érudits. Deux thèses considérées comme les moins incertaines fournissent matière à la dispute. L’une provenant du nom d’un sénateur romain, Annius Camars, qui possédait tout le territoire situé au sud d’Arles ; l'autre qui fait dériver camargue de karm-ar, un radical d’une langue méditer-ranéenne, avec le sens d’arrondi, de courbe, en référence à la forme que le delta du Rhône donne au littoral. Dans son livre Le taureau ce dieu qui combat, Marie Mauron avance une autre proposition, moins probante mais plus attachante, tirée du provençal, n’a cap marqua [qui n’a pas de limite].
Elle
Tiens, revoilà « l’illimité », ce sentiment qui vous saisissait au début de notre marche. Un sentiment sans doute en accord avec ce lieu, mais trop chargé pour moi de spatialité. C’est l’émotion du temps nié qui ici me saisit : l’éternité de notre moment rivage.
François Szabó
La Traduction un jeu sérieux
François Szabó
Joca seria pourrait-on dire de la traduction comme de la poésie. La vraie transgression est la fidélité, mais quelle est-elle ? Est-ce sens, forme, rythme, musique ? Sachant que d’une langue à une autre il n’y a souvent pas d’équivalence ni parfois des sonorités qui ne sont pas en commun. Alors il s’agit de transmettre, non pas des émotions, mais du sens propre à nous faire réfléchir et des images voire une vraie cinématique si le poème à traduire est conçu ainsi. C’est aussi vivre avec le poème, pour citer approximativement Christian Bobin : « Pour lire un roman il faut deux ou trois heures, pour un poème toute une vie ». C’est peut-être un peu excessif, mais pas vraiment faux.
Il me semble trois règles utiles voire indispensables :
Traduire engage entièrement le traducteur. Il a une dette envers l’auteur comme un devoir vis-à-vis du lecteur. Il doit pouvoir renoncer ou repousser l’échéance de la fixation du poème traduit.
Un exemple édifiant des variantes possibles en traduction : le poème La Loreley de Henri Heine, publié par les éditions La Pionnière, en mars 2020, regroupe plus de quarante versions françaises du poème ! Elles ne s’éliminent pas les unes les autres : elles sont complémentaires.
Une question importante : l’édition plurilingue s’avère fort précieuse, au moins le poème en version originale et sa traduction : ne jamais sous ‘estimer le potentiel lecteur.
Savoir que rien n’est figé et que rien n’est perdu quand l’exigence est là.
François Szabó
Brigitte BAUMIE
Laisser là
le silence
avec l’attente et l’absence
nomadiser les confins
l’ailleurs et le retour
l’errance
tisser/détisser l’exil
nulle part Ici
ou là-bas
La bouche de l’exil
enfoncé deux pieds dans la neige
la pensée vers les toits brûlés de soleil
brûlés tout court
brûlés à interdire le retour
mal du là-bas
mal de l’ici
d’un monde à l’autre
le feu consume le sol
la langue
les langues
Ici
froid, silence, langues absentes
l’impossible à dire
Les noms de l’exil
père/mère/maison/terre/langue/amis/fruits/pays/morts
les tombes éparpillées d’un pays à l’autre
cailloux blancs sur le chemin
bateau/océan/rivage/ile/détroit/continent/passage/mur/frontière
rivage encore
rivages inatteignables
fuyants toujours fuyants
opacité de l’accueil-marâtre
du rejet
repoussés à l’eau toujours
peuple des profondeurs
dispute aux poissons une place dans les filets des grands chaluts
Brigitte Baumié - Laisser là le silence (extrait) - Inédit
Jean PORTANTE
TRADUCTION, FRONTIERES, BALEINES & MIGRATIONS
1
La traduction est une migration, et traduire signifie voyager. C’est le voyage des mots, le passage d’une frontière. Il y a, à l’origine, un texte que le traducteur prend par la main, pour l’aider à traverser, et quand il se trouve de l’autre côté, le texte est devenu autre chose. C’est ce qui arrive au migrant. C’est ce qui m’est arrivé. Quelqu’un m’a pris par la main, et je me suis retrouvé de l’autre côté. Un autre côté parlant une autre langue, d’autres langues même. Comme le livre traduit.
2
On devient autre chose quand on passe une frontière. Le livre traduit qui a, lui aussi, traversé une frontière, n’est pas le même que le livre original. Est-ce que cela signifie que l’auteur du livre de l’après-frontière n’est plus celui qui l’a écrit dans sa langue, mais celui qui en a fait la traduction, dans sa langue à lui. Après tout, ce qui fait la littérature, n’est-ce pas l’écriture ? Voilà une question qui me permet de glisser dans mon propos une vieille connaissance qui, depuis plus de trente ans, me hante. Et dont j’ai du mal à me déprendre, tant elle se faufile dans tout ce que je fais. Je parle de ma baleine. Celle qui m’a donné ma langue. Celle qui nage dans tous mes livres.
3
La baleine est, comme moi, comme la traduction, une migrante. C’est un mammifère qui a vécu d’abord sur la terre ferme. Pourquoi est-elle partie ? Je crois qu’elle a agi, comme n’importe quel migrant, par urgence. Pour survivre. Ou vivre mieux. C’est ce qu’ont fait les miens. La migration a sauvé la baleine. Tout comme la traduction a sauvé la plupart des livres. Lirions-nous l’Iliade ou l’Odyssée, sans elle ? Et la philosophie grecque, serait-elle arrivée jusqu’à nous si, à Bagdad, au XIe et XIIe siècles, on ne l’avait pas traduite, Aristote par exemple, en syriaque puis en arabe, avant de lui faire passer la frontière de la Méditerranée pour qu’elle puisse entrer, par l’Andalousie musulmane ou la Sicile, en Europe. Elle a fait ce que font les migrants. À ceci près que personne ne lui a interdit la traversée. La traduction est une urgence de la littérature. Elle est une baleine impatiente.
4
À Umberto Eco, on a demandé quelle était, selon lui, la langue de l’Europe. Il a répondu : la traduction. Par là il a fait tomber les frontières que construisent les langues nationales autour d’elles. La traduction est une langue sans frontières, compréhensible partout. Elle est la langue du monde. Du monde et de sa littérature. Lirait-on Dante en Espagne, en Allemagne, en Russie, en France ou ailleurs, sans elle ? Il en va ainsi de tous les livres de la littérature mondiale. Sans la traduction, ils resteraient des livres locaux, nationaux, enfermés sur un lopin de terre étroit. La migration des livres, par le biais de la traduction, fait de nous des lecteurs universels. Tout comme l’humain devient universel par la migration.
5
Toute langue, si on la regarde de près, n’existe que par le voyage, la migration de ses mots. Chaque langue est, par définition, universelle. Les mots que nous utilisons viennent d’ailleurs. Leur voyage a commencé il y a des milliers d’années, avant d’arriver, par bien des étapes, jusqu’à nous, s’enrichissant en route, tout au long de leur migration. Comment se fait-il alors qu’on ait permis aux mots de migrer, de passer la frontière, de s’installer dans nos langues, mais pas aux migrants qui les disent ? Il y a eu immigration massive de mots étrangers dans nos langues. Chaque langue est une langue sans frontières. Cette pénétrabilité universelle des langues par des mots qui voyagent est également une traduction.
6
La baleine donc. Elle part de chez elle, émigre, traverse la frontière, et la voilà dans la mer. Pour y vivre, elle a dû s’adapter. Le mammifère qu’elle est a dû opérer sur lui-même un certain nombre de transformations. Aux pattes, par exemple, se sont substituées des nageoires. La baleine s’est « effaçonnée ». Elle a effacé ses pattes et façonné ses nageoires. En même temps. Comme la traduction. Le traducteur efface la langue du livre original et façonne avec sa propre langue son livre à lui. Le passage de frontière le veut. Le migrant doit en faire de même, s’il veut vivre dans sa nouvelle terre. Ce qui d’un livre passe de l’autre côté s’effaçonne pour devenir autre chose. Bien d’autres choses. D’autres choses qui doivent beaucoup au passeur, à l’effaçonneur qu’est le traducteur.
7
Exemple : Alice au pays des merveilles. Il existe en français plus de dix traductions du livre de Carroll. Et ce n’est pas le même livre. Il y a eu, et là le mot « traduction » n’en dit pas assez, interprétation. Mais ne dit-on pas interprète pour un traducteur professionnel qui oralement traduit ce qu’il entend ? Il y a paradoxe. L’interprète n’a pas le droit d’interpréter. Il doit se contenter de traduire. De faire passer outre, c’est l’étymologie du mot traduire. Alors que le traducteur de livres va plus loin, il interprète. Toutes les versions d’Alice au pays des merveilles parues en France, pour différentes qu’elles soient, ont cependant une chose en commun. Toutes sont en langue française qui est leur territoire commun, comme, disons, toutes les baleines se trouvent dans la mer, leur « merritoire » commun. Et de même que la baleine n’est plus l’animal à quatre pattes qu’elle a été à l’origine, Alice au pays des merveilles n’est plus Alice in Wonderland. Le passage de frontière, la migration, ont dépossédé Carroll de son écriture.
8
Cela interroge sur la nature du livre qu’est sa traduction. Et voilà encore la baleine. Elle n’a, en s’effaçonnant, pas touché à un organe essentiel pour elle. Son poumon. Elle l’a gardé. En elle respire ainsi la mémoire de son origine terrestre. Il en va de même pour Alice au pays de merveilles. Y respire la mémoire d’Alice in Wonderland. La mémoire, c’est-à-dire l’histoire que raconte Carroll. L’histoire d’Alice « poumonne » dans la traduction française, comme le mammifère « poumonne » dans la baleine. Alice au pays des merveilles reste ainsi, par son contenu, un livre de Carroll. Par sa forme, il ne l’est plus. Ce n’est donc, en fin de compte, déjà plus le livre de Carroll, sans être encore celui de son traducteur. Tout comme la baleine n’est déjà plus un animal terrestre sans être encore aquatique. Ils ont, le livre traduit et la baleine, une double appartenance. Ils évoluent dans le magnifique territoire qui va du « ne déjà plus » au « ne pas encore ».
Francis COMBES
Une chaîne de poèmes pour la paix
Je ne me considère pas comme un traducteur professionnel mais je pense que traduire, traduire les poètes que l’on aime et les donner à lire dans une autre langue, fait partie du métier normal de poète, en tout cas dans l’idée que je m’en fais. (J’ai traduit assez peu de poètes mais des poètes qui me parlaient particulièrement, et parce que j’ai la chance de m’être un peu frotté à leur langue ; comme l’Allemand Bertolt Brecht, le Russe Vladimir Maïakovski, le Hongrois Attila József ou le Cubain Fayad Jamís… En chinois mon niveau ne m’a pas encore permis de tenter l’expérience...)
C’est un pont-aux-ânes que l’idée selon laquelle la poésie ne serait pas traduisible. Cette croyance repose sur une part de réalité : la musique de chaque langue est difficile voire impossible à restituer dans une autre langue. Et cela ne vaut pas que pour la musique des mots, mais aussi pour leur odeur, leur couleur, leur « connotations », comme disent les linguistes, propres à chaque pays, à chaque culture et même à chaque individu… D’après mon expérience, le plus difficile à faire passer d’une langue à l’autre, est d’ailleurs ce qui est le plus simple, le plus proche du langage parlé, le plus familier. C’est une difficulté que j’ai rencontrée en traduisant aussi bien le poète allemand Henri Heine que l’Américain Jack Hirschman. Les poètes réputés « savants » ou qui usent volontiers du registre noble, sont paradoxalement beaucoup plus faciles. J’ai par exemple de l’admiration pour Lawrence Ferlinghetti, le poète de la Beat Generation, qui a traduit Prévert en américain car les poèmes de Prévert abondent en jeux sur les mots, en calembours liés à la langue toujours verte du peuple et qui n’ont pas forcément d’exact équivalent en anglais.
Mais traduire est possible.
Je suis d’accord à cet égard avec ce que disait le grand poète révolutionnaire chinois Ai Qing (Ai Tsing), – le père de l’artiste Wei Wei – quand il expliquait que la poésie pouvait se traduire car elle n’était pas qu’affaire de mots, mais aussi affaire de sentiments et d’idées… Oui, les poètes pensent aussi ! (De temps en temps...). Il allait jusqu’à dire que dans le cas d’un bon poème, même mal traduit, la poésie devait passer. Car il y a quelque chose d’universel dans la poésie.
Ce qui l’appelait « un bon poème » c’est, me semble-t-il, un poème conçu dans une langue, une situation personnelle et historique particulière, et qui porte la marque de cette singularité mais qui a quelque chose d’universel et peut toucher un lecteur vivant dans de tout autres circonstances. C’est ainsi que nous pouvons toujours nous sentir très proches des poètes de la dynastie Tang, comme Du Fu, Li Bai ou Bai Juyi, qui vivaient dans la Chine du VIIIe siècle, pourtant si loin de nous.
Ce qui rend ainsi la poésie traduisible (son contenu humain) est en même temps ce qui rend sa traduction si nécessaire et même indispensable. Particulièrement aujourd’hui.
Nous vivons dans un monde déchiré par la guerre, les inégalités et les frontières de toutes sortes. Un monde en péril, menacé non seulement par une grande extinction animale ou végétale, mais aussi humaine, avec le danger très réel d’une troisième guerre mondiale.
Or, quand on découvre les poèmes d’un peuple, on se prend à le comprendre mieux et même à l’aimer. Ainsi Nâzim Hikmet m’a-t-il fait aimer la Turquie et son peuple avant que je m’y rende. De même, Yannis Ritsos pour la Grèce ou Neruda pour le Chili.
Depuis plusieurs années maintenant, je m’occupe de la coordination européenne du Mouvement mondial des poètes qui réunit environ 2000 poètes dans plus de 150 pays. Une de nos activités principales consiste précisément à échanger des poèmes et à les traduire. C’est ainsi qu’il y a exactement un an, face au déclenchement de la guerre en Ukraine, j’ai proposé de lancer l’idée d’une Chaîne mondiale de poèmes pour la paix. Plus de 200 poètes du monde entier, des Russes, des Ukrainiens, des poètes d’Europe, d’Asie, d’Amérique, d’Afrique, d’Océanie y ont déjà pris part.
Evidemment, aucun poème ne peut arrêter un missile… mais il peut faire grandir l’idée qu’un autre monde est possible. Et que cet autre monde est déjà dans celui-ci, comme le disait Paul Eluard.
Cette activité de traduction poétique peut paraître modeste. Et elle l’est !… Mais nous pensons qu’elle est précieuse. Quand certains érigent les barrières du nationalisme et de la haine, nous essayons de lancer les fragiles passerelles de l’ouverture aux autres, de la curiosité, de la beauté et de l’amitié.
Francis Combes
Pierre VINCLAIR
Elle lui demandait si pour être fidèle
La traduction devait ou non être rimante.
Ou je trahis la forme… ou je perds (disait-elle)
La signification : deux options déprimantes !
Alors, il répondit : La poésie est telle
N’importe quelle activité qui nous aimante,
Transformant en destin l’encontre accidentelle —
Comment donc un amant traduit-il son amante ?
C’est l’histoire avilie d’un auteur qui se vautre
Dans le stupre, obsédé par la muse d’un autre ;
Par principe il n’est pas lieu de fidélité,
L’enjeu est plutôt de savoir (regarde, il tremble
Après l’amour !) s’il sut honorer sa beauté,
Si elle a joui, et si oui, s’ils ont joui ensemble !
Sylvie FABRE G.
A la croisée des cœurs, des langues et des voix
A mes amis dans l’aventure de la traduction
Traduire, comme lire et écrire, sont des actes uniques qui engagent la pensée, le cœur et la voix. Pour moi, ils participent d’une même émotion et sont mariés à la rencontre qui nous mène au cœur de notre être-au-monde et du lien à l’autre. Nos voix d’humains reliés résonnent dans des langues différentes, mais chacune trouve sa force, sa beauté et son sens dans le partage. Il nous appartient de jeter les passerelles qui le permettent, la traduction en est une, essentielle. Je suis une traductrice limitée dans l’expérience et l’étendue. Je suis arrivée tard à la traduction de l’italien, et seulement avec deux œuvres poétiques.
Au regard de mon histoire personnelle avec la langue italienne, j’apparais en effet une traductrice pour le moins inattendue. Par mon père je suis d’origine italienne mais comme beaucoup d’immigrés de sa génération celui-ci ne m’a pas transmis sa langue natale. Son éloignement du pays, la part entière donnée à la culture française dans ma famille ont fait longtemps de l’italien une langue muette. Je l’ai appris au lycée mais ensuite très peu parlé et écrit. C’est la rencontre au début des années 2000 avec la poésie de Fabio Scotto grâce à un éditeur commun, et l’échange amical et intellectuel avec lui, qui ont suscité mon désir de découvrir plus profondément la poésie italienne. J’ai alors décidé de renouer avec sa langue. C’est la lecture intense d’un livre de Milo de Angelis, suivie quelque temps après de notre rencontre improbable, qui a renforcé ma détermination. Ces deux poètes m’ont très vite fait confiance en me proposant de traduire leurs textes, et je suis rentrée dans ce bonheur mais aussi dans cette angoisse. Grâce à eux j’ai découvert que je répondais à un appel très ancien et je me suis lancée dans l’aventure. Un autre espace que celui de la lecture s’ouvrait, où ma langue la plus lointaine rejoignait la plus souterraine.
Traduire est, comme l’a dit Bernard Simeone, « un geste d’écriture » où s’éprouvent le doute et un vertige inévitable devant la langue de l’autre dont on doit épouser l’inflexion du chant et délivrer la richesse de sens en sa propre langue. L’émotion est encore plus intense si l’on est soi-même poète car la traduction met alors en branle l’écriture personnelle. Comment, sans rien trahir, épouser le texte premier des auteurs italiens jusqu’à le laisser pénétrer ma propre langue, française et poétique, comment arriver par une transmutation à produire le texte traduit? Ne rien inventer mais tout rendre de ce que la lecture de l’œuvre a inscrit en soi de l’univers intérieur du poète, de son rapport aux mots et au monde, voilà l’enjeu de la traduction. Ayant découvert la beauté de la poésie de Milo De Angelis après celle de Fabio Scotto, je désirais les servir et cela consistait à être à la hauteur de la résonance pour atteindre « cette troisième langue » ou « troisième rive » comme la nomme Jean-Baptiste Para.
La traduction est d’autant plus passionnante qu’elle se fait dans un compagnonnage étroit et vivant avec l’auteur, ce qui est le cas pour moi avec ces deux poètes. Il y a des affinités électives car tout se dépose en nous pour être écrit et tout ce qui est écrit demande à être lu, traduit, aimé par des êtres qui le reçoivent et le rendent parfois dans une autre langue. L’échange pour le recueil de Rencontre et guet-apens de Milo De Angelis a été triple puisque nous étions deux traductrices, expérience en tous points singulière, à dialoguer ensemble et avec l’auteur.
Malgré leurs difficultés, leurs imperfections inévitables et leurs manques, les traductions sont des dons réciproques. Chacune nous montre combien l’autre en sa langue, pour moi l’italien magnifique, nous parle, combien sa voix résonne loin en notre propre langue et nous traverse, rejoignant « la douce /voix humaine des corps en mouvement » et des âmes amies. La vibration des langues qui nous traversent nous font écrire et traduire. Ensemble, elles créent de la beauté en croisant nos voix.
Laura TIRANDAZ
Traduire Forough Farrokhzâd
« Ne cesse pas d’éprouver la fuite du sens. Le texte est déchiffrable mais le sens est obscur. »
Eloi Recoing
Forough Farrokhzâd (1935-1967) a laissé derrière elle un film-poème La maison est noire et cinq recueils de poésie. Nous avons traduit, Ardeschir Tirandaz et moi, ses deux derniers recueils, Une autre naissance et Croyons à l’aube de la saison froide. Ce dernier ouvrage a été publié après sa mort dans un accident de voiture à l’âge de trente-deux ans. Avant de se lancer dans ces traductions, nous avions tenté de traduire ici et là d’autres poètes iraniens du XXe siècle, qui avaient - tout comme elle - remis en cause les canons de la poésie classique persane. Forough est aujourd’hui l’une des poètes les plus connues de cette période, son oeuvre résonnant en Iran et au-delà de ses frontières. Il reste de cette femme beaucoup de portraits et un parfum de scandale. Elle ne cachait ni ses amants, ni ses inimitiés, agacée d’être réduite au rang de femme artiste n’écrivant qu’à partir d’une féminité douloureuse et sensuelle.
Traduire Forough, c’est une manière d’exercer mon écriture au contact d’une autre, avec tous les hasards des ressemblances et des divergences. J’ai pu ainsi visiter l’atelier d’une artiste, avec ses ratés, ses bégaiements, ces obsessions avec lesquelles elle n’a pas transigées (odeur d’acacias, blessures d’enfance, étreintes rêvées). Il faut aussi dire le plaisir que j’ai eu d’exister dans chaque mot - sans être visible (ou en restant en petits caractères). Peut-être qu’il s’agit du même plaisir que celui des masques ou des hétéronymes. Ce chemin de la traduction a souvent été discuté : de soi à l’autre et/ou de l’autre à soi, jusqu’à une absorption du poème de l’autre, une « éviscération »[1] selon le mot de la poète et traductrice Antonella Anedda.
Ces jours-là sont passés
Ces jours-là se sont fanés
Comme des herbes séchées par le soleil
Ces rues étourdies par le parfum des acacias
Se perdent dans le vacarme des impasses
Le persan est une langue sans genre, les articles sont très peu utilisés et par l’ézafé, une marque grammaticale, on peut joindre des mots les uns avec les autres au moyen du son « é ». Les images filent, rapides, les mots coulent jusqu’au verbe qui clôt le tout. Oui, l’action se tient à la fin de la phrase. Il fallait trouver en français un rythme tenu, avec ses ruptures et asymétries, et non des vers trop étirés, qui pourraient paraître ronflants ou solennels. Forough Farrokhzâd insiste sur la modernité dans son oeuvre, ayant été témoin de grandes transformations en Iran, pays influencé à l’époque par les Etats-Unis. Il s’agissait en français de rendre ce tracé heurté - qu’elle compare au zigzag - dans sa poésie. Poésie de sismographe à l’écoute des variations du sentiment, du surgissement d’images sans souci de l’idée d’une quelconque beauté : « urine », « explosion », « marécage ». « Tous les poèmes ne sont pas tenus de sentir bon », affirmait-elle dans un pays où la poésie classique aimait à faire rimer les roses (Gol) avec les rossignols (Bolbol). Que faire d’un tel patrimoine, d’un tel poids ? Comment écrire après Khayyâm, Hâfez, Saadi ou Attâr ?
Traduire Forough, c’est aussi traduire l’oeuvre d’une femme, née la même année que ma grand-mère, Zibâ, qui habite encore aujourd’hui à Téhéran. C’était d’une certaine manière revenir au pays - désormais disparu - que certains de ma famille avaient quitté pour l’Europe ou les Etats-Unis. Y revenir sans être nostalgique de cette époque - entre Savak et capitalisme à marche forcée. Traduire avec mon père ces deux recueils était une manière de s’approcher d’un pays que les tensions politiques et diplomatiques ne me permettent plus de découvrir, autrement que par les écrits ou le cinéma. Pour un certain temps encore.
Le persan n’est pas ma langue maternelle. Je le parle avec précaution et difficulté, gênée de mon accent et de mes imprécisions syntaxiques. Une langue-fantôme comme il y a des membres fantômes. Amputés, ils existent toujours, lancinants, luisant dans l’absence.
Je pense à ce triste réveil, à cette stupeur
Une fois nos jeux et la rue passés
Et ce grand vide laissé par le parfum des acacias
Traduire… Une identité qui se perd ou qui s’augmente, sensible à la moindre métamorphose. Je n’ai jamais respiré d’acacias en fleurs.
[1] « Le poème que l’on traduit n’est pas une abstraction mais un corps concret. En traduisant, j’ai le sentiment de procéder à une éviscération du texte, mais chaque mot éviscéré suscite la vie ». Antonella Anedda cité par Jean-Baptiste Para in La conférence de Lausanne.
Atlas imaginaire - Jacquie BARRAL
Ce projet a été soutenu dans le cadre de l’Appel à Projets porté par l'Association Montpellier 2028 visant à enrichir la création et la diffusion ainsi qu’à favoriser des actions artistiques, culturelles et patrimoniales, tous secteurs confondus, sur le territoire « M28 ». Cet Appel à Projets reflète toute l’ambition de la candidature de Montpellier et de ses partenaires pour devenir, ensemble, capitale européenne de la culture en 2028.
Les propositions artistiques retenues reflètent les concepts (Relier, Acter, Célébrer) et les axes artistiques (L’Eau qui nous relie, Futur en séries, Trans ?) de notre candidature. L’art et la culture sont des vecteurs puissants de liens, de sens et de désir pour affronter les grands défis de notre époque, notamment le défi climatique et le défi démocratique. Montpellier 2028 a fait de la question du lien l’épicentre de sa réflexion artistique en imaginant ses trois composantes : le lien à l’espace et au territoire, le lien au temps et au futur, et enfin le lien à l’autre.