Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Maison de la Poésie Jean Joubert

Le blog de la Maison de la Poésie Jean Joubert

Claude ADELEN Poèmes pour le confinement 3

Claude ADELEN  Poèmes pour le confinement 3

CLAUDE ADELEN

Troisième confinement : « Les Poètes que j’ai connus »

Nous voici donc embarqués pour un nouveau Confinement. Jusqu’à quand ?

Comment rythmer le passage de nos jours,  aider le temps à passer. La seule chose que je sache faire.

Je songeais à ce poème d’Aragon, « Les Chambres », sous-titré « poème du temps qui ne passe pas ». L’idée m’est alors venue de dresser une nouvelle liste et de reprendre mes envois quotidiens. Cette fois il s’agirait des poètes que j’ai connus.

Me revenaient en mémoire ces vers de Paul Eluard :

« Les poètes que j’ai connus

Leur souvenir comme l’automne

Multiplie le soleil dans l’ombre

Les poètes que j’ai connus

Vivants ou morts faibles ou forts

Tous ceux que j’ai aimés compris

Pleins de défauts pleins de vertu… »

Et le poème se poursuivait ainsi :

………………………………

« Et j’arrive chez Aragon

Et j’entends Aragon parler

Me parler c’est-à-dire me montrer son cœur,

Notre cœur »

ARAGON

Ma première rencontre avec Aragon, c’était le 3 Octobre 1969. Est-ce vraiment la bonne date ? J’avais envoyé les " Poèmes de la Maison du Garde" aux Lettres Françaises, et j’avais eu la surprise de les voir publiés en première page du journal avec ces mots d’Elsa. « Claude Adelen, de qui je ne sais rien ». Nous avions Janine et moi, rendez-vous rue de Varenne, pour prendre le thé. Je revois son visage de vieille russe, avec ses cheveux gris retenus dans une résille. Nous parlions, lorsqu’Aragon est entré dans la pièce. Il sortait d’un entretien avec un journaliste tchèque, on était alors en pleine tourmente après l’invasion de Prague par les chars soviétiques. L’œil bleu d’Aragon fixé sur moi : « Pourquoi est-ce que tu te caches derrière ta barbe ? » Puis se tournant vers Elsa : « Il est moins hölderlinien que ses poèmes. Heureusement ! » C’est au moment de nous quitter qu’il m’a remis « Les Chambres », un petit livre qui venait de paraître pour ouvrir cette collection de « La petite Sirène », dans laquelle je devais publier plus tard « Légendaire ». Il avait écrit en dédicace, de son habituelle encre bleue : « Pour mes 72 ans. ». La dernière image que j’emporte de cette rencontre, est celle du vieux couple mythique, dans l’embrasure de la porte, lui, simplement, son bras passé autour de l’épaule d’Elsa. Nous ne devions plus la revoir. C’est au mois de juin suivant que nous avons appris sa mort. La porte sur eux deux s’est refermée, et ce « Poème du temps qui ne passe pas  », rien ne peut empêcher qu’il demeure en moi comme « un soir d’aubépines en fleurs aux confins des parfums et de la nuit ».  

 

 

ARAGON………………Les Chambres  (poème du temps qui ne passe pas)

 

 

J’écris  je dis j’écris  je mens

Nul ne sait ce qui me foule à ses pieds

Quand j’écris   quels chevaux fous leurs fers

Cela s’écrit sur moi   ce

Qui s’écrit sur moi qui me déchire que

Je déchire   Il n’en reste

A la fin que le fin

Dessin de ce qui reste

Ici j’écris sur ton aurore à minuit

Quand vas-tu te lever lumière et moi j’écris

Je décris

…………….. ;

J’ai vu pendant la guerre un marin qui s’était

Donné pour cahier son corps tout entier piqué

D’épingles bleues

Il était couvert de femmes de serpents de forêts

Mais il ne se déshabillait pas devant tout le monde

 

………………………………………………………

 

Je ne suis pas très différent de cet homme

Moins beau voilà tout  Je ne donne

Spectacle que de mon âme

Je suis assis sur une marche de moi-même

J’écris un discours jamais prononcé

Mais ma main barre aussitôt la phrase commencée

Ce que je veux dire n’est pas de mots plus qu’un soupir

Plus qu’un signe de moi-même un nom d’

Autre monde un trait tiré par quoi je me trahis

 

……………………………………………………..

Henri Deluy.

Le rire homérique d’Henri lors de nos comités de rédaction, rue Emile Dubois, chez Elisabeth Roudinesco et plus tard dans la Maison d'Ivry, sa seconde patrie. Ses colères et son accent marseillais.

Je suis arrivé à Action Poétique en 1971. 40 ans d’Action Poétique. On s’est arrêté en 2012.Action poétique, c’est lui. Il fut l’âme de cette revue. Impitoyable pourfendeur de la vieillerie poétique, du « poétisme » de la niaiserie affective et de l’apitoiement lyrique sur soi. Infatigable voyageur à travers le monde à la découverte des poésies d’ailleurs (Fondateur à ce titre de « La Biennale internationale des poètes en Val de Marne »). Et que dire de l’immense traducteur des poètes russes, tchèques, néerlandais, portugais, j’en passe !

Ah ! nos soirées de travail, nos prises de bec suivies des festins concoctés par le grand cuisinier qu’il était. Je revois l’extraordinaire collection de boîtes de sardines au mur de la cuisine dans sa maison d’Ivry.(Il a fait plusieurs livres de recettes dont "Manger la mer", dont les titre est tout un programme!)

Une rage me prend quand je songe au mépris dans lequel a été tenu l’immense travail accompli tout au long des 210 numéros d’Action Poétique.

Et plus encore, quand je pense à l’infamie d’une critique acharnée à décréter : Henri Deluy, « un stalinien ». Sans parler du silence méprisant entretenu autour de l’important poète  de « Vingt-quatre heures d’amour en juillet puis en août » et des "Premières Suites " d'où est extrait le poème de ce jour.

Henri je pense à toi, là-bas dans ta ville tant aimée de Marseille où débuta en 1950 la grande affaire de toute ta vie. Cette passion qui a donné du sens à nos vies. Merci Henri, merci Action Poétique.

 

HENRI DELUY……   Les Goudes (Premières Suites/1991)

 

La route, la mer dedans.

*

Sur le seuil, mon père.

 

C’était un chemin que je prenais.

Presque toujours seul.  – Je traversais

Bonneveine – La Vieille Chapelle,

La Pointe Rouge. – Je passais

Par Montredon. – La Madrague.

Où je m’arrêtais un moment.

C’était un paysage provisoire.

Pour des rêves qui seraient personnels.

 

 

Je suivais ensuite cette route

Dominée par le massif de Marseilleveyre .

Je croisais Samena, - les fortins allemands,

Et j’atteignais, - un peu plus loin,

Les Goudes.

 

 

La route prenait de l’importance. – Il était

Presque toujours midi. – Quelques pierres roulées

Apportaient une odeur différente. – Je souhaitais

Apprendre encore autre chose. – C’était possible.

*

Un quai ramassé. – Avec de la terre battue.

Et, - son pantalon retroussé, - mon père,

Qui ne savait pas nager.

 

La mer était comme une route le long du rivage.

Le long du mot rivage. – Car il n’y avait pas de mot

Plus éloigné de nous. – C’était plutôt des rochers,

Au bord de la mer. – Et la mer était comme une route.

*

Pour ne pas arriver à la mort.

 

Tu le disais en riant :

Moi je ne sais pas nager,

Mais la mer, - elle, - la mer

Elle ne sait pas marcher.

8 avril.

Pierre LARTIGUE

Pierre Lartigue et Maurice Regnaut, tous deux m’on fait entrer au Comité de Rédaction d’Action Poétique. C’était en 1971. Pierre avait fait partie, comme Maurice, du groupe de poètes réunis par Aragon en 1965 au Théâtre Récamier. Il a d’ailleurs consacré un livre publié sous le titre « Un soir Aragon », à l’évocation de cette soirée mythique. Aussi avais-je pu découvrir à cette époque ses poèmes dans les « Lettres Françaises ». En 1971 il habitait Compiègne, aux lisières de la forêt. Nous nous réunissions autour de lui pour des journées de travail. Il nous reste de ce temps-là, une photo du groupe, sur un perron, que je ne peux sans mélancolie regarder aujourd’hui. Pierre était, comme Henri, un expert cuisinier. Je me souviens d’une inoubliable « cargolade à la catalane ». Et aussi, à Ivry, à la manufacture des œillets, d’un récital où tous deux nous avaient « régalé » d’une lecture de poèmes consacrés à la Cuisine. Pendant que l’un lisait « L’œil goinfre de Saint-Pol Roux, l’autre surveillait le cuissot de chevreuil qui mijotait sur la scène. Pierre était un spécialiste de l’espagnol. Il fut l’instigateur d’un numéro consacré au poète Quevedo, maître du sonnet. C’était un érudit, un connaisseur incomparable des poètes du XVIème siècle, des formes anciennes. Il a consacré un ouvrage à la plus célèbre d’entre elles : la Sextine (« L’Hélice d’écrire »). Mais cet hispanisant était aussi un amoureux de l’Italie. C’est en revenant de Tarquinia où nous avions visité la nécropole étrusque, en 2008, que nous avons appris sa mort. C’est ce poème, « Tarquinia » que je vous envoie aujourd’hui. Juste avant il avait encore pu signer l’un de ses derniers livres consacrés à ses voyages en Inde, et à la danse (car la poésie est une danse de l’intellect parmi les mots).

En dépit des efforts d’Aragon il ne put que difficilement obtenir la reconnaissance éditoriale. Cet enchanteur du verbe nous laisse deux romans et des poésie d’un lyrisme subtil, d’un raffinement exemplaire, comme prononcés dans une langue parlée en rêve. Pour lui rendre un hommage mérité, pour encore une fois réparer une injustice : nous avons rassemblé la plus grande partie de ses poème dans un livre dont j’ai fait la préface, publié en 2019 « Des poèmes comme des îles » aux éditions « Sous le sceau du Tabellion ».  


 

Pierre Lartigue. …………..Tarquinia   .  

 

Disparaître je veux bien

mais que ce soit dans une de ces chambres peintes

entre des parois d’ombre terre brûlée

sang éteint

 

Disparaître je veux bien

mais qu’au-dessus de moi les paysans partagent

les champs

partagent le jour

que l’écho des voix humaines le blé

se perpétuent

 

Je veux bien mais que l’on continue

cet ensemencement

les grands

travaux

l’amour

                        Alors

nous goûterons

le repos étonnant de l’huile dans les jarres

et nous serons ce vin couché que l’on ne secoue pas

ou sinon il se casse

 

On en viendra

On disparaî-

tra

            doucement

loin de la mer

            ce sera

loin du vent

            le dernier mot en clair

la dernière parole

sur le mur de notre rêve peinte

le dernier geste

le dernier

                        désir

la dernière

plainte

comme un

dormeur

descend

 

loin du soleil

paisiblement.

 

 

 

9 avril.

Alain LANCE

La plaisanterie revenait souvent dans nos réunions : « Alain Lance, rue de l’Arbalète ». Il habitait alors dans ce quartier de la Mouffe où je l’ai connu. Très vite amis, « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » comme l’a si bien dit Montaigne. Il me faudrait des pages pour évoquer la richesse de cinquante ans d'amitié. Après avoir enseigné l’allemand dans une école de commerce, il est devenu directeur de la Maison des Ecrivains, avant de diriger l’Institut de Français de Francfort, puis celui de Sarrebruck, toutes fonctions qui convenaient à son tempérament de « passeur » de poésie. Toute une part de lui-même est tournée vers la traduction. Nous lui devons celle de Christa Wolf et surtout de Volker Braun qu’il a fait connaître en France. Il avait fait la coopération à Téhéran. Il apprit le persan, et nous fit partager son admiration pour les poètes de ce pays. Il avait été proche de Philippe Soupault. Grâce à lui j’ai dîné un soir avec le dernier poète surréaliste. Alain est l’homme du partage, toujours à l’écoute de l’autre. Des êtres d’une telle générosité sont rares. C’est lui encore qui a mis sur les rails, plus récemment, en 2016, la folle aventure du « Grand Huit », une rencontre d’inter-traductions entre quatre poètes français, Gérard Cartier, Hélène Sanguinetti, Valérie Rouzeau et moi Claude, et quatre poètes allemands, Carolin Calliés, Marion Poschman, Jan Wagner, Monika Rinck.

Alain et Renate ! Que de souvenirs, de dîners délicieux, rue de Patay. (Ah ! son riz à l’Iranienne.). Que de soirées de lectures ! D’autres images se pressent : nous arrivons à Montchevret dans leur maison du « Bas de l’Aisne » ; nous y pétrirons dans un baquet la barbotine pour l’isolation des murs.. Ou bien, un soir très tard nous arrivons à notre maison d’Ardèche. Dans le jardin, une 2 CV nommée Tiecelin, immatriculée en Allemagne. Quoi des allemands chez moi ! Quand par un petit fenestron deux faces rieuses nous accueillent. Si je voulais définir la poésie d'Alain Lance, je dirais que sous le jeu des mots et l’apparence du dérisoire il faut lire le drame d’un être dont l’histoire personnelle se confond avec le cauchemar de l’Histoire. Poésie politique certes, mais hantée par le nocturne et les (mauvais ?) rêves. Un poète enfin dont l’essentielle qualité humaine reste pour moi la fidélité. Il a rassemblé une grande partie de ses poèmes (1962-1999) dans une auto-anthologie « Le Temps Criblé »(Obsidiane), d’où j’ai extrait ce texte jubilatoire.

 

5.ALAIN Lance………….. Depuis le Dix-neuvième siècle

L’espérance de vie antérieure a considérablement augmenté.

 

J’ai longtemps remonté des boîtes à musique

J’ai longtemps récité des tirades classiques

J’ai longtemps cogité sous de tristes tropiques

J’ai longtemps agité pour l’action poétique

J’ai longtemps évité l’approche analytique

J’ai longtemps assisté à des autocritiques

J’ai longtemps exalté le pylône électrique

J’ai longtemps respecté le poteau de boutique

 

J’ai longtemps poireauté au métro République

J’ai longtemps déjeuné au bistrot chez Monique

J’ai longtemps recherché des laines gaéliques

J’ai longtemps vénéré l’automne et ses colchiques

J’ai longtemps contemplé les nuages d’Armorique

J’ai longtemps gigoté sous de belles athlétiques

J’ai longtemps bafouillé sous le claque et la clique

 

J’ai longtemps étoffé le paradigmatique

J’ai longtemps déglingué diverses mécaniques

J’ai longtemps roupillé sous de flasques moustiques

J’ai longtemps atchoumé sous le plâtre et la brique

J’ai longtemps mijoté sous des bâches en plastique

J’ai longtemps arpenté la surface acrylique

 

J’ai longtemps calciné sous des tas d’encycliques

J’ai longtemps bombardé l’écran du politique

J’ai longtemps admiré les vagues qui rappliquent

J’ai longtemps gravité sous des astres mythiques

J’ai longtemps oublié l’adéquate réplique

J’ai longtemps vérifié le compte syllabique

 

J’ai longtemps habité sous de vastes portiques

 

10 avril

Bernard VARGARFTIG

La voix humaine est ce qu’il y a de plus périssable. Le timbre l’intonation, le phrasé, l’accent. Mais j’entends toujours celle de Bernard Vargaftig quand je prononce « Forgeron/ Ton coq est borgne », j’entends sa voix au téléphone quand il m’appelait pour savoir ce que je pensais des poèmes qu’il venait de m’envoyer : « ça se tient ? ». Bernard était un angoissé. Il avait toujours besoin d’être rassuré. Nous avons des années durant, partagé nos incertitudes. Il m’expédiait des paquets de manuscrits, et si je lui signalais le moindre défaut, il m’en réexpédiait illico une nouvelle version ! Il était né à Nancy d’où il n’a jamais bougé et où nous sommes allés souvent lui rendre visite. Il ne venait que très rarement aux réunions d’Action Poétique. Il m’a confié qu’un jour, arrivé devant la porte, il avait été pris de panique. J’ai compris par la suite, en lisant ses récits en prose (« L’Aviateur »), d’où venait la terreur qui l’habitait. Il avait vécu le calvaire des juifs traqués sous l’occupation. Sa fille, Cécile, que nous avons connue gamine, lui a rendu un vibrant hommage dans son film « Dans les jardins de mon père », où il raconte comment il avait échappé miraculeusement au massacre d’Oradour sur Glane.

Dans une chronique j’ai défini son écriture comme « une géométrie d’éclairs et d’échos dans l’espace clos des mots. Le poème alors, étant une immobilisation in extrémis où la mort et l’amour sont saisis dans la vitesse de l’instant, se fait projection de tout l’être dans le langage ». Et Maurice Regnaut a pu écrire à son propos : « La poésie existe et le poème en est la preuve. En ce cœur du monde, en cette pure intimité commune, il est, amour parlant, l’aveu même d’être là ».

Et dire ceci encore : toute l’œuvre de Bernard Vargaftig est habitée par la présence rayonnante de sa femme, Bruna. Un de ses livres a pour titre « Et l’un l’autre Bruna Zanchi ». Bernard a tout de même eu la reconnaissance éditoriale, une grande partie de sa poésie a été accueillie par l’éditeur André Dimanche, et par les Editions Obsidiane. Mais j’ai choisi quelques extraits d’un petit livre « Eclat & Meute », paru dans une collection constituée par des « Suppléments » aux numéros d’Action poétique, du temps où la revue s’était établie rue Saint André des Arts à la librairie « La Répétition ».

 

 

Bernard Vargaftig……………………Eclat & Meute

La peur (la même)

                                   indifférente

                                                           les voitures se balancent

Quatre chaises l’œil du mort

Forgeron

Ton coq est borgne

                                                           on y dort

Comme un voleur

                                                           *

L’éclat seul dont je t’appelle

Même si tu me poursuis

 

Même les enfants courir

Quand tu entres dans l’école

 

Ton désordre avec tes clés

Autour de toi la craie

 

Sur la forme de ton œil

Les maisons entre tes rives

 

Dans la tache où tu figures

Vers les mots les plus précis

 

                                                           *

 

O parole indivisible

Est-ce l’herbe des charniers

 

L’immobilité d’un mur

ou la mort criblée d’images

 

L’aveu même d’être là

Comme l’énumération

 

D’un étang et d’un village

Tourbe neige cuivre école

 

Jusqu’au nom de chaque jour

Dans le signe sur les portes

 

11 avril.

Charles Dobzynski, « Dob » comme l’appelait affectueusement Elsa. Au temps où je lisais les « Lettres Françaises » j’avais fait la connaissance (sur papier) d’un certain Michel Capdenac qui faisait la critique cinématographique dans ce journal. J’eus la surprise un peu plus tard, de découvrir que ce Capdenac n’était autre que Charles Dobzynski. Je lui dois ma première publication : il fit entrer en 1977 mon recueil « Légendaire »dans la collection « Petite Sirène » qu’avait inaugurée Aragon. Pensez-donc ! A partir de 1971 nous nous sommes régulièrement rencontrés aux comités de Rédaction d’Action Poétique. Je revois ses mèches argentées, son œil rieur derrière ses lunettes qui lançaient des éclairs. Et son sourire ! Communiste, mais farouchement anti-stalinien, un poème de lui, « Lettre ouverte à un juge soviétique » avait été publié dans la revue. L’activité de Charles était prodigieuse, protéiforme, et sa curiosité des œuvres, infinie. La sienne est à la mesure de cette énergie : pas moins d’une quinzaine de recueils, un roman stupéfiant, « Taromancie », des Nouvelles de Science-Fiction (il était fan de ce genre). Il menait de front une inlassable activité journalistique et littéraire, président du Jury Apollinaire, rédacteur en chef à partir de 1972 de la revue « Europe », et plus tard en 1998, animateur principal et pétillant de ce curieux journal, « Aujourd’hui Poème » qu’avait voulu lancer André Parinaud, (nostalgique du temps où il régnait sur l’hebdomadaire « Art » dans les années soixante). Nous nous y retrouvions, Marie Etienne, Jacques Darras, Lionel Ray et moi-même.

Il était né à Varsovie en 1929. Comme Bernard Vargaftig il connut l’horreur de la persécution des juifs sous l’Occupation, qu’il passa presque entièrement caché dans une cave. Il fut toujours discret là-dessus, mais il est l’auteur du « Miroir d’un peuple » anthologie de la poésie yiddish. Et l’un de ses derniers ouvrages est un extraordinaire exemple de poésie narrative : « Je est un juif, roman » (2011). Comment définir sa poésie ? Maîtrise étincelante du verbe, escrime incomparable qui fait cliqueter les mots et chatoyer la métaphore. Poème en prose ou en vers, il sait faire éclater la grande gaieté grinçante du langage, le « Grand Jeu » des mots qui se rient de la pesanteur, libres, mobiles, tournoyants. Le poème que j’ai choisi, tiré de son « Journal alternatif » (Dumerchez/2000) en est un savoureux exemple.

Il nous a quittés en 2014.

 

 

7.Charles Dobzynszki…………………Journal alternatif (2000)

 

                            Apocryphe

 

Alors on geint ? On fait le gros drap ? Le fier à branche ?

On se drosse à l’échancrure ? On se crampille du fouloir ?

Quoi, le mal de hampe. Le mal en piste.

Ton viager se déglingue. Ton manque en branque ?

Te crois saigné de mise en croix, de crosse en nerfs,

De martyre en mystère et de masque en abîme ?

Le ventre mou. La tripe à l’âme. Dévissé

de la cramponne intérieure. Bras de fer

entre l’antimatière et l’infra-rêve. Te prends-tu

pour le roc de Sisyphe ou la cire d’Icare ?

O crocheteur d’accrocs, nécrophage de cris

tu t’observes, calé dans le fauteuil roulant des plaies,

et tu jouis sens dessus dessous, et te complais dans ton clip,

morceau de rien filmé, apocryphe d’apocalypse.

 

 

Lionel RAY

En 1971, après six ans de silence, avec la publication dans la collection « Petite Sirène » de la « Lettre ouverte à Aragon sur le bon usage de la réalité », Lionel Ray fit une entrée fracassante dans le débat sur le renouvellement des formes qui allait marquer la poésie française de ces années-là. Ce petit livre serait bientôt suivi des « Métamorphoses du biographe » et de « L’interdit est mon Opéra » (1973). Il avait d’abord écrit des poèmes sous le nom de Robert Lorho avant de renaître sous le nom de Lionel Ray. Il n’avait pas tardé à rejoindre l’équipe d’Action Poétique » où il fut un de ceux qui contribuèrent (avec J. Roubaud et Michel Deguy) à démontrer que « la poésie est dans le langage et pas ailleurs », que «le travail sur soi-même n’est rien s’il n’est d’abord un travail sur les mots et la phrase ». Notre amitié date de ce temps. Elle dure depuis cinquante ans. Et c’est vraiment une « amitié littéraire » au sens le plus fort du terme, un compagnonnage intime. Je n’aurais peut-être pas écrit « Légendaire » (un titre que j’avais sans le savoir volé à Robert Lorho !), si Lionel n’était entré dans ma vie. Un demi-siècle durant nous avons partagé le même idéal. Celui d’une poésie « lyrique », attachée en dépit des fausses modernités, à la présence du Sujet dans le poème. En y regardant de près je constate qu’il est un de ceux sur lequel j’ai le plus écrit. Partout, dans nos lectures, nos conférences à la Sorbonne ou ailleurs, nous avons affirmé notre conception de « l’écart lyrique » : Que le poème soit toujours régi par la rigueur formelle sans quoi le lyrisme sombre dans le « poétisme ». Partout, chez lui, à Maisons Laffitte (il avait été un turfiste convaincu), à Paris, rue des Orchidées, ou sous les arbres de la Terrasse de Germain en Laye, nous devisions longtemps de Rimbaud qui en son temps dénonçait déjà l’imposture des « habiles ». Nous nous récitions des « vers anciens ». Nous n’avions pas peur de l’émotion (que les «avant-gardistes» rejetaient comme un oripeau démodé du romantisme). Nous assumions l’héritage de Verlaine, d’Apollinaire ou d’Eluard ou de Supervielle. Oui, vraiment ce fut une amitié littéraire !La première chose que j’ai faite en arrivant à Montpellier fut de le faire venir à la Maison de la Poésie Jean Joubert. Lionel habite maintenant Saint-Brieuc, mais nous nous téléphonons et je reconnais sa voix. Nous bavardons des heures. « Grand âge nous voici », nous prenons des nouvelles de nous-mêmes, de l’état actuel de la poésie, des vivants et des morts que nous avons croisés. « Il est, dit-il, dans notre nature de tendre vers la résolution du débat douloureux que nous entretenons avec le temps, avec le mal de vivre, avec nous-mêmes, et le poème est l’une des expressions les plus haute et les plus indispensable de ce débat ». Ce poème extrait de « Syllabe de sable » (Poésie Gallimard), n’illustre-t-il pas cet « écart lyrique » ?

 

 

Lionel Ray………..Syllabes de sable (1996)

 

 

 

Tu imagines entendre des paroles d’arbres

mais y a-t-il des syllabes de fruits, des syllabes

de sable, d’alcool ou de graines

y a-t-il des paroles qui traversent la nuit

 

Jusqu’à nous ? tes yeux qui cherchent

dans cette lumière tardive ont-ils

perçu quelquefois le fleurissement

des morts, les ont-ils vus remonter

 

Le fleuve et dérober l’or de l’ombre

qui est à leur mesure comme un vêtement

si fin, si léger, si transparent, si pur

 

Qu’on le croirait venu du rêve ?

et leur as-tu parlé de notre maison

de nulle part et de la bouche des fleurs ?

 

13 avril. Paul Louis Rossi.

N’ayons pas peur des mots, je suis fier d’avoir connu et côtoyé tout au long de ma vie Paul Louis Rossi que je tiens pour l’un des deux ou trois grands poètes de ce temps. La découverte en 1973 de son « Voyage de Sainte Ursule », fut une révélation. Et la plus belle preuve d’amitié qu’il m’ait donnée c’est d’avoir écrit en 2009 l’Avant-dire de mon  « Légendaire » dans lequel il déclare : « Nous sommes en accord sur ce point : toute poésie est lyrique dans son essence. Il faut donc nous appuyer sur le dur métier de poésie. Ou le dur métier de vivre. Qui s’écarte de ce que nous avons nommé ensemble : le poétisme ».

Je me souviens, dans mes débuts d’Action Poétique, chez Elisabeth, de ses irruptions toujours un peu tardives. Il avait besoin, disait-il, de se laver la tête ; il fallait bien sûr prendre cela au sens de : la poésie change les idées, nous lave l’esprit. Paul Louis est né à Nantes, d’une mère bretonne et d’un père italien.

Nous nous y étions rendus avec lui lorsqu’il fit don de ses manuscrits à sa ville natale. Toute son œuvre poétique, considérable, est partagée entre ces deux patries d’élection : d’un côté L’Ouest surnaturel (Noirmoutier, l’île d’Yeu présente dans Elévation Enclume), terre des légendes et des brumes, et de l’autre l’Italie des peintures et de Leopardi. La lumière, Saint Ursule, c’est Carpaccio. Toutes choses contenues dans ce vers de Nerval : « Les soupirs de la Sainte et les cris de la fée ». Il ne faudrait pas non plus oublier qu’il a écrit quelques admirables romans qui signalent cette double appartenance (« Régine, La Palanchina, Le Fauteuil rouge, La montagne de Kaolin », chez Julliard). Toute une partie de son œuvre est également empreinte du raffinement des poésies chinoise et japonaise. Ses plus beaux livres sont peut-être à ce titre ses Faïences, Cose Naturali, et ce petit bijou  Epoque des cerisiers. C’est que, pour lui, chaque forme de l’écriture (de poésie) « signe son identité et se referme sur un secret initial ». Ce qui fonde la poésie dit-il encore « c’est la forme obscure (et plus encore concise) qui la sépare du discours ».

Aussi ai-je tenu à joindre au sonnet de l’Ile d’Yeu, un poème tiré du « Visage des nuits » (2005) pris dans la séquence intitulée Fuscelli parce qu’il fait remonter en moi un très lointain souvenir. Fuscelli ce sont brindilles, fétus, petits bouts de bois ou de paille. Du temps que j’allais lui rendre visite rue de Fécamp dans le XIIème, Paul Louis m’avait fait présent d’un petit fascicule où étaient reproduites ces formes étranges, mystérieuses comme sont les plus beaux vers de sa poésie.

 

Paul Louis Rossi…………………………Elévation enclume (1997)

 

Nos silhouettes penchées vers

La falaise vont s’écarter aussi

Du monde solitaire et mouvant

Qui désire entrer dans la nuit

 

Au loin les grands pins décoiffés

Contre l’horizon par le vent

Doivent se retirer du jour

Comme des passants égarés

 

Nous voici au bord de l’allée

Des pierres reclus d’un univers

Sombre qui veut nous entourer

 

Avec cette poignée de sable

Rouillé dans un tube de verre

Et l’ombre au creux de la vague.

                                                        (YEU)

                        *

Voici nos objets

nos pinceaux en poils

de martre hérons

et hautbois le son

 

Creux des bambous

rives du torrent

résille des sapins

brume que le jour

 

Efface le col

d’une gourde blanche

pour garder l’eau de

jade celui qui

 

S’en approche il

devrait connaître

de l’infini le

transparent secret

 

                                               Fuscelli (Visage des nuits 2005)

Marie ETIENNE

Ayant été l’assistante d’Antoine Vitez, elle nous venait du théâtre, qui est un lieu de masques, où « tout est faux et parfait ».

Marie Etienne est une femme secrète. Un écrivain (poète, romancière) à secrets.

Vous aurez beau faire, être de ses amis comme je le suis depuis les lointaines années d’Action Poétique et plus tard d’Aujourd’hui poème, vous aurez beau l’avoir rencontrée tant de fois à la librairie le Divan, rue de la Convention, dans nos soirées de lecture (les siennes, les miennes et celles de beaucoup d’autres), ou au siège de la Quinzaine Littéraire, (dont nous faisions partie) , rassemblés nombreux autour de Maurice Nadeau, vous aurez beau faire et beau dire…Marie, son amitié, intransigeante comme son œuvre, ne s’ouvre que par de multiples serrures à secret. « Le livre de Recels », cette somme parue en 2011 chez Flammarion, est à ce titre exemplaire. Tous ses livres sont des masques plus vrais que son visage. Plus ressemblants. Ressemblants à quoi ? A ce qu’elle cherche, « les yeux fermés » en écrivant, en répétant, en recommençant. Pour elle, comme elle le dit : « Recommencer c’est rebondir ». Ce qu’elle cherche à découvrir, à comprendre d’elle-même « On écrit pour comprendre, dit-elle, comprendre soi et ce qu’on a vécu avec les autres. Dure exigence ». En interrogeant cette redoutable Sybille qu’est l’écriture (de poésie ou de prose) le mythe ou la fiction, le récit ou l’épiphanie, l’errance nocturne ou l’éblouissement de l’aigrette. Aucun de ses livres ne m’aura laissé indifférent. Je les porte en moi comme des souvenirs à demi rêvés. Il en va ainsi de ses romans « Clémence » ou « L’inconnue de la Loire ».Je me suis aujourd’hui pris à relire « Dormans », peut-être le plus mystérieux de ses ouvrages, dans lequel Marie nous a levé un coin du voile sur l’inquiétante étrangeté qui régit son univers. Et je me suis arrêté sur ces 21 Sonnets du ciel, où elle a véritablement porté à un point d’incandescence rarement atteint, ce « genre » qui fit autrefois débat parmi les tenants du vers. Poème en prose ou « Prose de poésie » ? Justement parce qu’elle a su explorer d’autres territoires que ceux du rythme prosodique habituel au langage français. Mais au point où j’en étais, ayant hier, évoqué « Epoque des cerisiers » de Paul Louis Rossi, comment n’y pas joindre quelques fragments de son « Cahier japonais ». Elle y célèbre ce qui reste sa grande passion : le théâtre. « Là tout est faux et parfait ».


 

 

Marie Etienne……………………….Dormans (2006)

 

février 2002. on me dit. puisque tu es sur un nuage   tu

dois écrire de jolies choses. les couleurs bois de rose du

couchant.   les nuages  emmêlés au clocher.  les femmes

africaines en robes chamarrées.

 

les amoureux  qui se chamadent.  mais pas le reste non.

moi  parfois  je confonds  l’arc-en-ciel  avec les  balles

traçantes. les éclairs de chaleur avec  les lance-roquettes

alors j’écris aussi le feu.

 

quand je regarde en bas j’aperçois une femme  les yeux

tournés vers moi. c’est peut-être quelqu’un qui n’a plus

de  maison.   entrez entrez  lui dis-je   dans  ma  maison

 

de  mots.  elle entre donc.  son  foulard  sur  la  tête.  sa

valise élimée à la main. elle ne s’installe pas.  ne s’assied

pas. mais ça viendra. oui ça viendra.

                                                                           (Sonnets du ciel)

                           *

 

On pourrait  .  du Japon  .  ne parler . que du ciel  . des

nuages  . dans le ciel  .  et des ar--------------bres surtout

 

on pourrait . du Japon  .  ne parler . que de l’eau  .  des

vielles da----------------------mes en cha------------peau

 

qui balaient  .  le chemin  .  ou se tien-------------nent le

cœur  .  du toit bleu  .  des maisons .

 

du peintre Jakuchù  .  et des oiseaux   .  surtout  .  voilà

c’est ça  .  l’histoire  .  s’écrirait  .  le conteur

 

léger  le ciel . et pâle  .  montant  .  travers du

ciel  .  la montagne encombrée  .  de brouillard

 

nua-----ges sur fond rose  .  oiseaux noirs  .  grandes

ailes  .  à six heures  .   du matin

                                                                  (Le cahier Japonais)

 

15 avril. Joseph Julien Guglielmi.

Je l’ai connu du temps qu’il était instituteur à Achères, sans doute vers 1973. Nous avions été reçus chaleureusement chez lui. Il y avait là Thérèse Bonnalbay qui dessinait à la plume, à l’encre de Chine, d’étranges séries de calligraphies, et les enfants Marina et Raoul. Alors on l’appelait Jo tout court. « Moi c’est Jo »  dit-il un jour à ma fille (elle avait douze ans) que j’avais amenée à la Maison des Ecrivains rue de Verneuil, pour une lecture. Son accent marseillais (il était venu de Marseille, où était née Action Poétique, avec Henri Deluy). Ses origines ligures… Et ce prénom qui faisait de lui l’américain de la revue ! Il fit quelques fugues mais resta fidèle jusqu’au bout. « Je suis revenu à la Maison » dit-il un jour qu’il venait de réintégrer le Comité de Rédaction. Il y donna régulièrement un journal (une « auto-fiction ») qui déchaînait soit l’hilarité soit l’agacement.

Américain, il l’était dans l’âme. Il fit un familier de Jack Spicer, de Jérôme Rhotenberg. Pound était pour lui incontournable. Un versant de son œuvre tend vers l’extrême raréfaction qui est celle des poètes chinois. « Aube », dont j’ai choisi un extrait en est le plus bel exemple. Au contraire, ses trois plus grands livres à mon sens « Fin de vers, Das La Mort, Le mouvement de la Mort » sont d’immenses fleuves plus ou moins octosyllabiques truffés de « vers pompés » non par snobisme comme certains l’en ont accusé, « pour faire moderne », mais parce que le vers français lui semble alors trop « rangé ». En 2010, au Marché de la poésie, J.J. Guglielmi m’a offert un livre « Au Jour le Jour » (selected poems), auto-anthologie éditée par Henri Poncet, aux éditions « L’Actmem » qui, hélas, devaient disparaître trop vite. Si par chance vous trouviez ce livre achetez-le, vous y découvrirez un cahier de « fotos »où apparaissent les multiples visages de celui que j’appelle toujours « Jo ». Elisabeth Roudinesco en a fait l’émouvante préface. Elle se souvient de l’extraordinaire danseur de Tango qu’il était. Moi aussi ; après lui je n’aurais pu oser l’inviter. Notre dernière rencontre, c’est en 2016, au Marché de Saint-Sulpice. Jo est habillé tout de blanc. Nous avons bu des bières et parlé de l’ancien temps.

 

Joseph Julien Guglielmi……………L’éveil (« Petite Sirène »/ 1977)

 

matin

ou crépuscukle

et l’arbre à plumes

                                               illuminé

c’est blanc

et vide

                                   avec

            un écureuil

                                   blanc

 

trois silhouettes

dans l’herbe

                                               la peau nue

la bouche ouverte

                                   le froid

                        la nuit

                                    déborde le jour

l’herbe le silex

 

bras                                         mêlés

                        le rêve

            et   ses   copules

 

bouquet d’oignons

                                               dans l’angle

l’eau de la mare

            se réchauffe

                                               au soleil

            vent

                        léger

            à dos d’oiseau

                                               sa forme

dans le contour

                                   des branches

           

fragile résistance

de l’enfant

du papillon

des nuages

            Le fleuve est immobile

les arbres marchent

dans chaque goutte

brille   un cœur

desséché

                        le  voyage

                                               est ici

au bas de la page

                        transparent

16 avril. Emmanuel Hocquard.

Emmanuel Hocquard fit un bref passage à Action Poétique vers la fin des années quatre-vingt. Mais ce « passant considérable » aura modifié pour beaucoup d’entre nous leur façon de comprendre la « modernité, et peut-être aussi infléchi le cours de la revue. Ce fut mon cas. Il venait d’une autre galaxie poétique, celle la revue Orange export Ltd et des poètes qui gravitaient autour d’Anne Marie Albiac, et du peintre Raquel, parmi lesquels Claude Royet-Journoud, Olivier Cadiot, (et J.J. Guglielmi !) publiés pour la plupart aux éditions P.O.L. Et j’avoue que je n’avais guère d’atomes crochus avec ce type d’écriture. Mais celui dont je fis la connaissance, vers 1988, était d’une autre stature. Un véritable écrivain. A ma grande honte je n’avais rien lu de lui. J’ai voulu me rattraper et j’ai dévoré d’un trait tous ses livres publiés jusqu’alors : « Une journée dans le Détroit, L’album d’images de la villa Harris, Le Cap de Bonne Espérance », et surtout « Un Privé à Tanger » qui m’a fait tout comprendre sur sa démarche. A quoi il faut ajouter « 49+1 nouveaux poètes américains » (Royaumont/1991) traduits en partenariat avec Royet-Journoud, outil indispensable pour entrer dans cet autre univers poétique. Ce fut un éblouissement, et une source inépuisable de rêverie, bien au-delà des parti- pris théoriques autour de ce qu’on a appelé « La Modernité Négative ». J’ai compris l’essentiel, qu’il s’agissait rien moins pour lui que de s’en prendre à l’édifice poétique tout entier, de détruire les repères habituels du poétique, de bouleverser les habitudes de penser en la matière. Attitude salutaire à qui veut, changer la nature de l’émotion poétique : « Les Elégies »est sans doute le livre de lui je préfère parce qu’il nous démontre que le poème est avant « une affaire d’organisation logique de la pensée ». De la sensibilité, il se méfie comme de la peste.. Son poète de référence c'était Lucrèce. Aux réunions d’Action Poétique, il était assez silencieux, attentif à ce qui se disait. Un observateur. Il arriva qu’un jour je le vis en train de lire attentivement quelques poèmes de moi. Il ne m’en dit mot. Il ne devait sans doute pas apprécier ce que je faisais. Or il organisait au Musée d’Art Moderne des soirées de lecture, et j’eus le bonheur d’y être convié. C’est ainsi qu’il agissait. Sans prévenir, mais après réflexion. Ecrivant de la poésie il resta ce qu’il voulait être, « un étranger dans la Cité des Lettres ». J’eus la tristesse d’apprendre sa mort en 2019. Les poèmes que j’écris en ce moment et que je lui dédie se souviennent de sa  Maison de verre : « Une surface réfléchissante peut-être qui capte d’étranges reflets. Elle ne fait sûrement pas voir les choses elles-mêmes comme la transparence d’une vitre, ni leurs images à la manière d’un miroir, ni le passé à la façon de la mémoire, mais une superposition des énigmes ».

 

 

Emmanuel Hocquard…………………Les Elégies (1990)

 

Elégie 5

Avant l’année de référence, un hiver valait

         pour les autres hivers. Pas de saison intermédiaire.

Des étés sans couleur et sans ombre

         à cause du manque d’eau et des nuits claires,

Des nuits durant lesquelles les rats – eux d’ordinaire

         si discrets, si pointilleux dans le partage

         des heures et des lieux , les rats si prudents d’habitude

étaient ivres. Jamais on ne les vit mais on les entendra

trotter jusqu’au renversement de l’âge,

le changement de temps : le silence des rats en hiver.

 

         Nous avions tout ce temps pour nous.

Tout le temps de peser nos phrases, car la venue du froid

         n’est pas en elle-même un événement.

Les anciens mots conviennent aux situations nouvelles

Et les vieux commentaires nous serviront bien encore cet hiver.

         User des mêmes mots sera notre manière

de nous taire sans avoir l’air de laisser mourir

         la conversation.

Sans vraiment prendre part à ce qui nous entoure

– chacun a eu, dit-on, sa part de vie –

nous serons crédités d’un temps que nous n’avons jamais connu.

Ce temps qu’on nous envie, bien qu’il ne fût jamais

         le nôtre, est un temps mort, échu par héritage.  

 

Nous avons ce temps devant nous pour retourner les mots

         qui rendent le son creux des idées grises,

Le  temps passé, le temps perdu dans la mémoire est vide ;

         nous avons devant nous ce temps sans référence

aux mots qui ne mesurent rien : pas de mesure pour le temps gris

                                                                                                       (III)

………………………………………………………………

 

Le temps de l’amour fut cette suspension du temps de tous les jours,

         une brèche délibérées dans le temps des paroles.

                                                                                                       (IV)

 

 

17 avril. Gérard Noiret.

« Dans la descente, après l’Alpe et la neige. apparition de la couleur. flots d’azalées rouges. déjà le lac. en face, les Iles Borromée. Isola Bella la bien nommée. ainsi nous mangeons de la couleur. avec les yeux. .c’est pourquoi les fleurs. méritent qu’on les nomme ». J’avais écrit ces lignes en mai avril 2005. Nous étions parti d’Argenteuil par un temps presque hivernal, nous avions gravi le Simplon et soudain, dans la descente l’éblouissement du printemps italien. Un des plus beaux moments de notre amitié, ce voyage inoubliable en Toscane en compagnie de Gérard, de Monique et de leur fille Marjorie.

Un coup de baguette magique l’avait fait directeur d’une collection nommée « Tadorne »  aux éditions Ipomée ». Je lui dois d’y avoir publié en 1989, mon premier grand recueil « Intempéries » qui a décidé de toute la suite de ma « carrière ». Je m’y trouvais en bonne compagnie : Lionel Ray, Marie Etienne, Henri Deluy, Maurice Regnaut… Gérard Noiret était un infatigable passeur de poésie auprès des exclus de la parole, dans ce qu’on n’appelait pas encore « les Quartiers ». Il ne cessa d’y travailler dans le cadre des nombreux ateliers d’écriture qu’il dirigea. Sa poésie s’en ressent profondément, dans un livre au titre significatif : « Le Commun des Mortels » (Actes Sud/1990). « Poésie politique ? » (en un temps où les poètes se détournaient du domaine public.), mais au plein sens du terme, qui parle de la vie de la cité, qui chante la tragédie banale des gens du commun. Poème et prose de carnet en sont les composantes qui l’authentifient, c’est-à-dire confrontation de la prose de vivre et de l’énigme du vers. C’est cela encore qui fait du « Polyptyque de la dame à la glycine », non pas un roman mais un véritable récitatif théâtral à voix multiples, un opéra de chuchotements, comme un murmure des anges qui traverseraient le temps. Le livre de lui que je préfère. Cependant j’ai choisi un extrait de « Toutes voix confondues » pour indiquer l’ampleur de l’éventail de son écriture dans un texte qui tente la voie royale de l’épopée se confondant avec celle de la confidence.

Gérard était dans l’équipe de « La Quinzaine littéraire », ce qui me valut de vivre un autre grand moment d’amitié, autour d’un déjeuner dans le jardin d’Argenteuil. Il y avait là le géant, Maurice Nadeau, et Anne Sarraute à qui j’envoyais régulièrement mes chroniques. J’ai quitté Paris en 2014 et Gérard s’est retiré dans l’Yonne mais la flamme de l’amitié brûle où que l’on soit.

 

13. Gérard Noiret…………….Toutes voix confondues (1998)

 

Les Hiératiques.

 

  • –  Nous aurions pu construire une muraille plus imposante

que celle de la Chine

 

         Un labyrinthe plus subtil que celui de Minos.

Nous aurions pu

        

  • –Elever des caveaux plus somptueux  que 

les demeures  patriciennes

 

         Graver pour dix mille ans le patronyme de nos généraux

 

  • –Nous aurions pu, oui ! inventer d’autres règnes 

mais il  aurait fallu

 

         Détruire tout de suite les figuiers, la fleur de myrte

et le maquis poivré

 

         –Surtout les figuiers !

 

Et ne pas inventer la première tonnelle, l’eau

sur la pierre chaude

 

         –Quand triomphe l’hibiscus

                                                                  (Moyen Empire)

………………………………………………………………………………

 

Plainte dite du Mémorial

 

         Ce n’est pas moi qui souffre, moi qui saigne,

mais tout l’amour

 

         Humain dans ma poitrine

 

         C’est un arbre qui dresse les bras pendant  qu’il perd

tant de sève

 

         Ce n’est pas moi qui saigne, sinon j’arriverais

à pleurer

                                                                  (Maurice Nadeau Editions)

18 Avril. Yves Boudier

Yves et moi avons été à nos débuts d’Action Poétique, parmi les plus jeunes. Il n’arborait pas alors la superbe moustache que j’ai vue blanchir avec les années. Ce qui nous rapprochait : le même respect pour nos aînés, la même humilité. Nous y faisions notre apprentissage. J’ai sur ma table une photographie de lui, prise lors d’un mémorable comité de rédaction à Ivry, chez Henri, le dernier peut-être à avoir rassemblé autour d’une table tous « ceux que j’ai connus ».Tout Yves est dans cette photo : debout devant un pan de l’immense bibliothèque, plongé dans la lecture d’un livre. Il n’était pas de ceux qui se mettent en avant, mais qui laissent décanter en eux le savoir des mots. C’est un de mes plus fidèles compagnons de route, un des plus chaleureux, des plus secrets. Cette retenue, cette discrétion (une des rares choses que je sais de lui c’est que, breton d’origine, sa grande passion après la poésie, c’était la navigation), explique sans doute pourquoi il a pris tout son temps pour laisser venir à lui la reconnaissance éditoriale : c’est au début des années 2000 que paraissent deux livres qui vont révéler sa véritable dimension de poète : Un bref recueil «  », et « L’Enfant Second » (ed.Comp’Act), bouleversante relation d’une ascèse, d’un travail du deuil écrit dans une prose lisse comme les larmes essuyées. Puis c’est, enfin en 2009 la publication de son plus grand livre « Vanités/ Carré Misère ». Extraordinaire poème qui « met la misère au carré », celle de « ces hommes et ces femmes que nous laissons mourir à nos pieds », sous le signe de ces peintures qu’on appelle « Vanités », où la mort apparaît « en personne » entourée de ses fastes, et le tout placé sous l’égide de Villon : « Frères humains qui après nous vivez ». La poésie d’Yves Boudier, que d’aucuns diraient « minimaliste », est comme écrite au plus près de soi, au plus juste dans des poèmes ramassés sur la page, comme des poignées de poussière. Une autre façon encore d’écrire une poésie « politique » (il préfère dire « solidaire »). Son tempérament de modérateur le désignera naturellement comme successeur de Jacques Darras pour présider aux destinées du Marché de la Poésie qui se tient chaque année Place Saint-Sulpice. Entre 2012 et 2018, il succède également à Jean Louis Giovannoni comme président de la Maison des Ecrivains et de la Littérature.

 

14.Yves Boudier……………………Vanités/.Carré Misère

Ainsi que je le vis

                                      : au pied des murs

                                     

la pluie neigeuse

miettes délavées

 

les excréments

devenus blancs

 

le cadavre d’un rongeur

son pelage vibre

 

 

lambeaux de tissus                 peurs désunies

 

 

Des sacs râpés              comme des linges de prière

un froid aphone            remplit l’espace

 

 

Carré misère des hommes

 

                                                                  Editions l’Act Mem (1999)

Bernard Noël. 19 avril.

Je n’ai pas connu personnellement Bernard Noël

Nous nous sommes croisés plusieurs fois.

Bernard Noël nous a quittés la semaine dernière.

La lecture de ses premiers livres fut pour moi un choc.

«extraits du corps, la face de silence, grand arbre blanc, poème à déchanter… »

Bernard Noël est une figure majeure de la poésie contemporaine.

Je lui rends hommage aujourd’hui par cet envoi.

Je désire ardemment qu’un éditeur publie très vite ses œuvres complètes.

 

 

Bernard Noël……………La Face de Silence 3 (1963/64)

 

Poèmes 1. Textes Flammarion/1983

 

peut-être eût-il fallu graver sur ces galets

l’empreinte de nos masques

et semer peu à peu

tous nos visages de rechange

 

la porte était ouverte

mais toujours plus lointaine

 

on nous disait

                            l’avenir a la fadeur des steppes

 

et nous laissions                              faute de mieux

de grands mots  dénudés  à  l’orée  du  désert

comme autant d’hermès

pour d’autres voyageurs

 

 

                                                                  Dans les vrais poèmes on ne

                                                                  trouve  aucune  autre   unité

                                                                  que celle  du fond  de l’âme.

                                                                  Il   peut    y   avoir  des   ins-

                                                                  tants  où  des  abécédaires  et

                                                                  des  précis  nous apparaissent

                                                                  poétiques.   La  poésie   =   le

fond de l’âme révélé.

 

grand  arbre blanc (1966)

 

 

 

20 avril. Jacques Réda.

« Amen », « Récitatif », « la Tourne » les livres de Jacques Réda (comme ceux de Jude Stéfan), me sont venus en aide. C’était en 1974. Je ne l’ai connu que bien après : j’avais en charge un numéro de la revue Action Poétique baptisé je crois « Qu’est-ce qu’ils fabriquent » et j’étais allé chez lui dans son quartier de la Convention. Il m’avait montré sa collection de soldats de plomb. Une manière de parler, bourrue, bougonne, comme quelqu’un qui serait « revenu de tout », sa façon à lui de cacher toute émotion. C’est après que j’eus rendu compte de « Retour au Calme » (1989) que nous sommes devenus très proches. Comme il avait un bureau chez Gallimard, nous déjeunions souvent rue du Bac, au Restaurant des Ministères et je le raccompagnais rue Sébastien Bottin. Je me souviens : quand nous déambulions dans les rues, au moment de traverser il me prenait le bras «Fais attention, regarde à droite et à gauche, c’est comme ça que Jean Follain s’est fait écraser ». Et si j’aime tant les rues de Paris (« Le bitume est exquis ! ») c’est un peu grâce à Jacques Réda. Je recevais, régulièrement, quand il était en vadrouille vers les sources de la Seine, ou en Angleterre dans  « le Lake District », des cartes postales qui allaient préfigurer la parution de ses livres. Il dirigeait « La Nouvelle Revue Française » et faisait souvent appel à moi pour une chronique sur Emmanuel Hocquard ou André Chénier ! Il a toujours été franc avec moi : il appréciait mon écriture mais il y avait en elle, disait-il, des choses qui l’arrêtaient. Il fit pourtant tout ce qu’il put pour me faire entrer chez Gallimard. En vain ! Telle était son amitié. Moi je fus tout de suite un inconditionnel de sa poésie; tendue et mesurée, qui fixe une certaine façon de voir le monde en suivant « la route de La Fontaine » mais avec en plus quelque chose dans la syncope et l’enjambement, qui tient du jazz (dont il était féru). J’ai aimé sa poésie pour son usage détourné de la prosodie ancienne, pour son inimitable façon de capter le surgissement du tragique dans la banalité des mots, de s’engouffrer sans avoir l’air d’y toucher, dans la béance vivre. Et surtout pour ce qu’elle affirme (à l’encontre des modernités nerveuses ou amnésiques) que « la poésie est avant tout mémoire de la langue ». Il est allé vivre à l’autre bout de Paris, j’ai poursuivi ma route. Mais combien de vers de « La Tourne », de « Lettre sur l’Univers », ou de ses « Nouvelles poésie itinérantes et familières » sont à jamais gravés en moi !

 

 

Jacques Réda………………..Lettre sur l’Univers (1991)

 

De la lune et du vin

 

                            soyons amis, lune, ombre ; un temps encore

                                                                                     Li-Po

 

(« Ces poètes lointains auxquels j’aimerais ressembler »)

 

N’importe ; il faut continuer, à votre exemple.

Et si c’est peu de chose après tout que des vers,

Du moins les faire bien et sans croire qu’un temple

Conservera jamais leur souvenir. C’est vers

Quoi doit tendre un poète, et j’y tends ; me soucie

Assez peu maintenant du sort que connaîtront

Ceux-là : que dans le flot de toute poésie

Ils se perdent. C’est bien. Ceux qui les entendront,

c’est à d’autres, à vous, qu’ira leur juste hommage,

Car je n’aurai posé tout au plus qu’un accent

Dans la phrase diverse infiniment qui, d’âge

En âge, nous ravit d’un murmure incessant.

Voilà notre maison ; légère, portative,

Rimes pour la fleurir et mètres pour bardeaux,

Partout la poésie a sa place native ;

On l’emporte aisément avec soi, sur son dos.

Ainsi nous resterons encore ensemble. Aucune

Force ne peut dès lors défaire le divin

Lien dont nous unit, sous le doigt de la lune,

Le partage accompli d’un poème et du vin.

 

                                                                  (Gallimard)

 

21 avril. Jacques Darras

J’ai découvert l’œuvre de Jacques Darras, en ouvrant Van Eyck et les rivières, et me laissant porter par les 438 pages de ce livre qui se désignait comme roman. Jacques Darras, poète fluvial ! Depuis, j’ai suivi le déroulement de son œuvre, selon sa pente naturelle, dans ses étapes essentielles Mais notre première rencontre, qui scellera notre amitié aura lieu en 1995, au café  La Chope  en face de la Sorbonne lorsqu’il me propose de publier « Le Nom propre de l‘amour » dans la collection in’hui qu’il dirige. Nous n’avons cessé depuis de nourrir cette amitié. Colloque de Nice : journée de travail et promenade à Aiglun, chez Patrick Quiller. Amiens où il se fera guide pour nous faire découvrir sa Picardie natale. Car Jacques est un poète picard, qui aura chanté la Belgique « Moi, j’aime la Belgique », « nommé Namur », fondé toute la mythologie de son œuvre sur la petite rivière de la Maye. Un poète fluvial depuis Van Eyck « et les rivières » jusqu’à ce poème « L’Embouchure de la Maye » (Editions « Le Castor Astral »), qu’il m’a offert en 2018 lors de mon dernier passage à Paris. L’eau. la lumière. Chez lui toute écriture est flux poétique, écoulement des mots, écoulement de la semence des mots qui retrouvent une liberté dans le discours Et placé sous le signe de l’abondance. On ne s’étonnera donc pas, après cela qu’il ait traduit Whitman, et Coleridge. Un fleuve de vie et de mots coule en lui « Nous aimons l’abondance des rivières comme nous aimons en abondance la vie ». Car, pour lui, écrire c’est être en marche, être sur ses deux pieds. Danse de la voix, danse des mots à travers le corps comme quand, avec son complice Jacques Bonnaffé, il mime devant moi la danse des Gilles de Binche. Le voici donc, tel qu’en lui-même, Jacques Darras, le hâbleur, le bateleur avec ses calembours, ses pirouettes de fou shakespearien, verbeux, bavard. Mais Rabelais et Jean Molinet sont bavards. Son enthousiasme entretient la ferveur de notre amitié. Il suffit qu’on se retrouve, à la brasserie « chez  Zimmer » ou ailleurs. « Tout à coup je ne suis plus seul » (titre d’un de ses plus beaux livres !) Et de quoi parlons-nous ? De Shakespeare, bien sûr, des sonnets de Shakespeare. « Le monde entier est un Théâtre » Mais n’allez surtout pas confondre Jacques le Picard, avec « Jacques le Mélancolique dans la Forêt d’Ardennes ».

 

17. Jacques Darras………..L’Embouchure de la Maye (2018)

 

Jacques hors de la forêt

 

Lorsque j’eus refermé la lisière d’enfance dans mon dos,

Et que deux tourterelles eurent emporté la clé de l’école,

Les années filèrent leur sable en une seule grande plage ;

Me voici au bout à présent marchant contre les vagues,

Aperçu en diminution devant la toile de fond de l’espace.

Pour faire bonne mesure j’ai même mis un pays étranger

A l’arrière-plan, vingt à trente kilomètres de vol d’oiseau

Que la syntaxe tendue de l’huîtrier pie efface d’une traite,

Comme s’il fallait une nouvelle lisière avec l’inconnu,

Comme si d’apercevoir des falaises blanches tout au loin

Constituerait la promesse qu’existera toujours le partage.

Car il nous faut des bornes frontières. L’espace les donne.

C’est la marque même de notre attachement à lui

Que nous préférions l’appeler communément sauvagerie.

Gageure que de chercher à nous rapprocher du sauvage !

La sauvagerie nous touche à proportion qu’elle nous fuit.

……………………………………………………………

Me voici moi-même aujourd’hui à l’âge de cinquante ans,

Qui me surprends encore à jouer à l’indigène sur la terre,

Equidistant, comme par hasard ou calcul de l’instinct,

Du peuple anglais sur le versant géographique du Chenal,

Et sur l’autre versant, de la forêt crécéenne où j’ai grandi.

Qu’y puis-je si la naissance m’a dépêché parmi les hêtres ?

Qu’y puis-je si les lisières m’ont fait naître côté mythe ?

Je m’applique à moi-même par goût la politique du froid,

M’avance vers une Ardenne de neige, d’hiver et d’ombres

Sans bien savoir à quel instant j’ai traversé la frontière.

Il suffit d’un chevreuil pour croire à l’épaisseur des feuilles,

Les branches n’ont-elles pas pour dessein d’entourer le ciel ?

Ma sauvagerie je l’aime dorénavant plutôt d’un pelage clair.

Saut quantique pâle aux clairières du printemps perce-neige,

A distance médiane des vallons du Kent et de l’argile picarde,

en une bordure de mer désoeuvrée sauf par l’œuvre du vent

Lequel s’en prend parfois encore à la transparence des vitres

J’apprends à me fuir modérément en rapprochant mes écarts

Aplatissant mes bonds à la mesure égale d’une déambulation.

 

(William Shakespeare sur la falaise de Douvres)

 

22 avril. Gil Jouanard.

J’ai sous les yeux cette photographie du groupe d’Action Poétique prise en 1979, que je ne peux regarder sans mélancolie. Gil Jouanard est parmi nous. Et notre chère Mitsou Ronat. « Plusieurs sont morts, d’autres vivants / On n’a pas tous les mêmes cartes ». Gil Jouanard est mort le 25 mars dernier. Nous avons été très proches. En 1974 il m’avait offert « Chronique du bois d’eucalyptus » (Ed. Guy Chambelland), un petit livre rare parce que ce sont les poèmes en vers, et qu’ensuite il n’en a plus guère écrit. De 1983 à 1987, il publie chez Fata Morgana une série de textes en prose : « Jours sans événements », « Un corps entier de songes », « L’eau qui dort ». Un triptyque dans lequel le récit autobiographique et le poème en prose se confondent. Cette trilogie constitue à mes yeux un parcours initiatique sous couvert de récit d’enfance et de jeunesse, dans lequel l’auteur part à la recherche de son identité, textes qui m’apparaissent comme une tentative d’explication de la destinée poétique. Gil Jouanard avait été proche de René Char, mais surtout l’émule de Jean Follain dont l’influence sur lui est très marquée. A Montpellier, sous l’égide de la Maison du Livre et des Ecrivains, en 1992, il fit paraître à la suite d’une exposition, un catalogue de « 120  « poètes français d’aujourd’hui ». Visages, brèves bio-bibliographies, textes choisis. Tous « les poètes que j’ai connus » y figurent, et bien d’autres encore. Comment oublier un tel geste éditorial à la gloire de la poésie. Il fut résident au Château de Castries non loin de Montpellier, jusqu’à ce que l’empereur George Frêche mît fin à l’existence de cette abbaye de Thélème languedocienne ! Je revois Gil débarquant fou furieux, rue de Verneuil à la Maison des Ecrivains, réclamant pétitions, mobilisations. Hélas ! rien n’y fit. Après beaucoup d’errances, il s’était fixé en Avignon, sa ville natale, où il passa la dernière partie de sa vie, postant régulièrement sur Facebook des textes qui rappelaient un peu sa grande époque de prose.

18. Gil Jouanard…… (Chronique du bois d’Eucalyptus (1974)

 

Pourtant voici le cuivre

d’un ustensile de cuisine,

le bois du lit, et, mêmes mortes,

les anémones dans le vase ;

voici la justesse d’un pas

dans l’autre monde d’à côté,

et puis les mots qui nous entraînent

comme si tout allait de soi.

 

Et puis enfin, à côté de la langue,

échappant à la langue,

voici le poème,

qui parle d’autre chose, qui vient frapper en plein cœur de la cible

et nous fait vibrer jusqu’aux racines.

 

Jusqu’à ce que,

de la mémoire,

s’envolent

d’un coup d’aile,

d’un coup sec,

les oiseaux bariolés

qui inondent d’enfance

la forêt de nos yeux.

                                               (La Maison de demain)

 

 

« Aussi, quelque chose de puissant en moi, bien avant ma septième année,

décida de ne jamais vieillir, quoi qu’il arrive. Cela n’a pas été facile, mais

tant bien que mal, j’y ai à peu près réussi. A chacune de mes naissances,

j’ai veillé à repartir du figuier, à ne pas me laisser distraire par les contingences

et les conjonctures, à rester à l’affût dans les branches. J’y suis encore, et c’est

de là que je m’écris et que je me réponds.

 

                                                                  (Un corps entier de songes)

23 avril. Marie-Claire Bancquart.

J’ai rencontré Marie-Claire Bancquart dans une cave. Je veux dire au sous-sol d’une petite librairie de la rue Saint-Jacques, à l’occasion d’une lecture. Il faut croire que les poètes, comme les premiers chrétiens, se réfugient dans les catacombes pour prêcher leurs évangiles. Elle était membre du jury du Prix Apollinaire qui m’avait été attribué en 2002 pour mon livre « Soleil en mémoire ». « Professeur émérite » à la Sorbonne, donc « Universitaire » elle avait mauvaise presse parmi les tenants des diverses modernités. Elle avait cependant publié en 1973 un livre sur « Le Paris des Surréalistes ». Nos écritures nous ont rapprochés. L’estime réciproque nourrit les amitiés durables. J’ai découvert dans des livres comme « Avec la mort, Quartier d’orange entre les dents » et surtout dans les 300 pages de son « Rituel d’emportement » une poésie qui se déploie dans la brièveté, avec une économie maximale de métaphores, un resserrement extrême de l’expression pour éviter tout glissement vers le sentimentalisme, pour ne pas déraper dans l’apitoiement sur soi. Après ça je ne vois toujours pas ce que ceux qui ont toujours peur de manquer le dernier train des avant-gardes, peuvent bien lui reprocher ! Des vers rugueux, libres. Un souffle court qui accompagne le regard posé sur les choses, une poésie plus visuelle et gustative que musicale. Des poèmes à la fois âpres et empreints d’une forte sensualité, qui savent disposer dans leur espace les objets et les tonalités à leur place exacte, comme dans les natures mortes de Chardin, ou le beau dénuement des peintures de Morandi.

Pour Marie Claire Bancquart la question de la poésie est toujours celle de savoir comment dire « Bonjour à la violente vie ».

Les dernières images d’elle que j’emporte, sont douloureuses. Déjà très malade elle avait tout de même tenu à passer à la Librairie José Corti où je faisais une lecture avec Yves Di Manno. Et plus tard, cette dernière soirée, à la Maison de la Poésie de la rue Molière. Quand nous sommes sortis, un violent orage venait d’éclater sur Paris. Nous devions prendre deux voitures pour nous rendre à la brasserie-restaurant du Marché de la Poésie. J’étais avec les premiers arrivés. Nous attendions pour dîner Marie-Claire et son mari qui devaient nous y rejoindre, quand nous avons appris qu’à cause du déluge, leur voiture avait percuté un feu.de signalisation. Personne de blessé, mais je ne devais plus la revoir.

.

19. Marie-Claire Bancquart…….. Rituel d’Emportement (2002)

 

Eau de nuit

 

L’eau de nuit

que l’on place à portée

quand on a tellement peur du matin proche.

 

L’eau de nuit

par qui la terre vient mourir en nous

buveurs de mares et de flaques

dans le fade verre

 

Reflets tristes d’oiseaux

qui passent la gorge

vers le plasma hors-lieu.

 

Cœur aux bas-fonds imperceptibles

sinon à ces chanteurs de minces jalousies

brouillards et trahisons

charriés par le fluide.

 

L’eau

près de nous

chaque soir.

(opportunité des oiseaux. 1984)

 

 

Suzanne-aux-yeux-noirs

 

Hanté par la vibration du métro sous son appartement parisien

il s’étonne aujourd’hui en visite dans un jardin de province

de se sentir lui-même vibration

 

il évoque si fort un amour ancien

qu’il tremble devant cette fleur

dont on vient de lui dire le nom : « Suzanne-aux-yeux-noirs »

 

                                      (Avec la mort quartier d’orange entre les dents 2005)

 

24 avril. Yves di Manno

« Les poètes que j’ai connus ». Yves di Manno. Trop méconnu comme poète. Sans doute parce qu’il dirige la « Collection Poésie » chez Flammarion, et qu’on oublie un peu trop qu’il est l’auteur de trois grands livres majeurs de poésie édités dans cette même collection : « Partitions » (1995), « Un Pré (2003) » et surtout « Champs » (2014). Aurait-on par hasard oublié que c’est Bernard Noël qui l’avait accueilli, en 1984, dans sa collection « Textes ». Est-ce aussi parce qu’on voit seulement en lui le traducteur de William Carlos Williams, de George Open, de Jérôme Rothenberg et qu’on ne réfléchit pas assez à l’influence décisive de la poésie américaine sur sa façon d’envisager la poésie française d’aujourd’hui. La collection « Poésie Flammarion » s’est imposée, par ses choix éditoriaux comme une voie nouvelle, audacieuse, radicalement opposée au « classicisme » de sa rivale « Poésie Gallimard ». Entrer au catalogue m’a redonné confiance en moi. Nous avions vaguement évoqué Yves et moi, l’éventuelle publication, d’une auto-anthologie, et n’en avions plus parlé, lorsqu’en 2009, au Marché de la Poésie, il me dit simplement : « C’est d’accord, on va le faire » Et ce fut « Légendaire ».

Mais le poète di Manno ? J’avais découvert « Un Pré » et lu « Partitions » (non pas musicales, mais séparations, divisions du Territoire), mais surtout « Champs » (non pas Chants, mais « Champs comme « Champs de Massacre ») dans sa version définitive, m’a vraiment révélé l’ampleur cette écriture. Un livre éblouissant, qui fait voler en éclats les repères traditionnels du rythme, valser les vocables et les rimes, jouer les mutations sémantiques, qui met cul par-dessus tête la vieillerie poétique, transcende l’hermétisme du sonnet mallarméen, livre où plane l’ombre du Rimbaud des « Derniers vers ». Oui, Yves di Manno est un vrai fils de Rimbaud, de la race de ces « horribles travailleurs » que le Voyant appelait de ses vœux. S’en est-on bien rendu compte ? Du temps qu’il habitait rue Vergniaud, je lui rendais souvent visite. Nous parlions des poètes de la collection, de nos préférences et de nos réticences. C’est là que j’ai pu mesurer le travail titanesque auquel il s’était attelé avec Isabelle Garron : l’édification d’une anthologie de 1500 pages, qui dessinerait la géographie d’« Un nouveau monde » (poésies en France 1960-2010). L’appartement était encombré par des piles de dossiers préparatoires à n’en plus savoir où mettre les pieds. Ce monument parut en 2017. Notre dernière rencontre à Paris eut lieu à la Librairie Tschann. La séance fut parfois houleuse (comme dans toute anthologie il y a ceux qui y sont et ceux qui n’y sont pas !). On se trouvait là devant un « objet non identifié » ! Mais si vous voulez comprendre ce qu’est la poésie française d’aujourd’hui, vous devez absolument vous procurer ce livre !

20. Yves di Manno………………..L’Adieu (III et II)

 

Toussaint, le temps, dessous, et autant

D’assassins.

                        (N’avions, sans l’sou, que l’eau

Rêveuse sur les yeux, noyés, nageurs, é

Masculés)

                        cf.supra : déversoir et traverse

Quand l’âge ancien des vers était encore

Au jour (à l’ordre), n’était pas révolu et

Nous irons plus loin, à ceci il y aura suite

Ne savons laquelle, mais bel et bien

(Ce livre) de pâque en pâque pas à pas trou

Vera-t-il sa fin, ailleurs, plus tard, qu’ici.

 

            époux             dépôts &         parements

 

Quelle

            ou quelles parentés ? De fils ou fille

N’avons eu, n’ayant troublé nos nuits, souillé

Nos couches, et sommes restés ensommeillés

Et solitaires sur les plages sans rivage

A compter les syllabes et voir sur le sable

S’effacer,        mo

                        no

                        corde, l’empreinte de nos pas.

--------------------------------------------------------------                           

Mais baste

                        Les pluies les orgues

                        Les fées Morgane ! te

                        Rappellent, la lime court

                        Sur les ongles et les

                        Ondes, les doigts effleurent

                        La guitare, le jaune ni le

                        Bleu n’ont de rivaux ici.

 

N’avions d’oiseau, que tourterelle, de

Rongeur que lapin, deux surins deux serins

L’oison, et l’or Jason !  de sa toison, les cheveux

D’une enfant, les femmes et leurs faons, la fen

 

Te la cloison, son cloître, et l’huître

La boîte de godets, les pinceaux emmêlés, les

Pinces et le canson, les gouaches et l’aquarelle

 

: l’eau              l’estampe                    la chanson.

                                                                 (Champs 1975-1985)

26 avril. Franck Venaille

Il m’a toujours semblé, à moi, qu’écrire de la poésie c’était comme parler de l’autre côté des choses, de là où rien ne parle. « Frères humains qui après nous vivez ». Tout soleil n’est qu’en mémoire. Ou, comme dit Jouve : « C’est dans le cœur que sont rangés les vieux soleils ». Et c’est l’étrange alchimie de l’écriture, de la poésie de Franck Venaille que de retirer du vivant, ce qui fait la douleur, le tragique de l’être, le chaos sentimental. Chaos commence explicitement par l Epitaphe Venaille, lui qui se sent pleinement « frère de la mélancolie des corbeaux ». Frère de Villon (d’ailleurs, il est heureux qu’il y ait, dans notre quartier du XVème, où nous nous sommes rencontrés, car nous étions voisins, une rue François Villon. Frère de Rutebeuf, frère de Corbière et Laforgue, frère de Michaux, frère d’Artaud et de tous les estropiés du corps et du langage. Et, corbeau lui-même, Franck Venaille, toujours vêtu de noir, je revois place d’Alleray, sa silhouette un peu penchée, je pense à ces vers de Rimbaud : « Sois donc le crieur du devoir / O notre funèbre oiseau noir ».

J’avais lu autrefois ses premiers livres publiés chez Pierre Jean Oswald : « Papiers d’identité »(1966) et « L’apprenti Foudroyé » (1969). Il s’était séparé d’Action Poétique quand j’y suis entré. Nous nous sommes (re)trouvés quand paraissaient à la fin des années 90 ses livres majeurs : « La Descente de l’Escaut », « Tragique » « Hourra les Morts », « Chaos » (2003). Titres hautement révélateurs de la lutte avec l’ange maudit qui le hante, de l’âpre combat de « cet homme que la vie a floué ». « Infecte vie où sera ton excuse » demandait Jude Stéfan. D’une autre manière, Franck Venaille a répondu à la question, qui est celle de l’autobiographie, occultée par le déferlement « lyrique », d’un grand discours déambulatoire et fantasmatique. Une œuvre qui n’a cessé de mettre en « situation de poésie », c’est-à-dire de survie, cet « Enfant-de-la-douleur-première » en qui nous nous reconnaissons. Pauvre Rutebeuf, pauvre Venaille : « Que sont amis devenus ? » Est-ce lui, revenant de de notre camp de base, la librairie « Le Divan », qui remonte avec moi la rue d’Alleray ? A moins que ce ne soit le fantôme du pauvre B.B. (Bertold Brecht) : « Ensemble. Mais chacun sur son trottoir ».

Parenthèse : Dans l’extrait de « l’épitahe Venaille » que je vous envoie, Aimos est cet acteur que nous avions adoré, aux côtés de Gabin dans le film « La Belle Equipe »de Julien Duvivier, mort le 20 août 1944 lors de la libération de Paris.

21. Franck Venaille ……………………….Chaos (2006)

                                                                               

Malade à en vomir des pierres

A en cracher de longs sanglots de sang

Mais demeurer debout sans soutien de

Quiconque Ah ! Désert de l’âme Cou

Rage la rage court rage & plus que cela

A donner la nausée aux rats ceux-là

Qui avaient tout prédit vous dis-je

Dis-je jusqu’au moindre dé-Tail pas

Ordinaire, anormal ce sang le long

de la fissure Malade à en crier d’âme

De corps à en être, d’émotion : Aimos

Je pense à vous, mort sur les barricades

13 porte-bonheur au tour de main

 

……………………………………………..

 

Ce qui va se mettre à crier de l’enfan-

Ce n’a pas de nom où Jean sans Peur

S’est trouvé nu, la peau arrachée, en

Lambeaux, ma vie est celle-là Vie

du chaos d’avant la naissance du mon-

De je me souviens de chaque fol &

Pas un découpé vif, pas un pendu dont

Le Nom ait pu m’échapper Je marche

Dans le désordre de l’existence tentant

De calmer l’enfant en moi De-

La-douleur-première Celui qui plusieurs

Fois déjà m’a tué & portant son nom à la

Bouche  J’entends crier le soldat de nuit.

 

                                                                           (L’épitaphe Venaille)

 

                                      Ecoutez-moi !

Je ne sais pas ne sais je suis-je le sais incapable le sais de poser ne

                                      sais pas ma

tête je ne m’en sens pas capable contre l’épaule je le sais ne le

                                      puis

                                       de

                   l’enfant-de-la-douleur-première

 

                                                                           (Le souffre-souffrance)

27 avril. Mathieu Bénézet

« Les poètes que j’ai connus »…Je me disais : oui, il y a des hommes, des poètes qu’on ne cesse de croiser parmi les fantômes, des hommes dans lesquels on ne cessera jamais de se reconnaître, fût-ce dans la proximité de la « faute » qu’est l’écriture d’un poème. Nous deux, nous nous étions bien reconnus après que j’avais envoyé à « Aujourd’hui poème », ce journal qu’il détestait, une Variation-Aragon que j’avais appelée « Une chose de caractère intime » Il m’avait téléphoné et nous nous étions retrouvés dans ce restaurant, « Au rendez-vous des camionneurs » où il était comme chez lui. Nous y avions longuement évoqué cette figure emblématique de notre amour de la poésie qui se perd dans la nuit de notre jeunesse. « Aragon : l’allure rêvée » me disait-il. C’est pour ça qu’il m’avait invité à son émission de radio sur France Culture. La même allure, la même folie d’écrire, qui soulève toute une vie, la dénude, qui sauve tout, mensonges reniements que sais-je, habite toute l’œuvre de Mathieu Bénézet. Des livres comme L’Océan jusqu’à toi, Ne te confie qu’à moi, L’Aphonie de Hegel, Et nous n’apprîmes rien, Ceci est mon corps, Médéa .et jusqu’aux pages bouleversantes de ce « Premier crayon » écrit sur son lit d’hôpital, n’ont cessé de hanter mes lectures. Yves di Manno a rassemblé la quasi-totalité de cette œuvre dans un ouvrage de plus de mille pages publié chez Flammarion. Quand je rouvre ce livre, je n’hésite pas à dire : en même temps qu’un inventeur de formes exceptionnel, c’est le plus grand poète lyrique de ma génération : « Les moments authentiquement lyriques sont rares », dit-il, « Mais tout doit être chanté afin de nous apaiser ». Il aura osé vaincre l’effroi de la transparence. Mathieu Bénézet : l’allure rêvée. Aragon avait fait la préface de son premier livre : «L’histoire de la peinture en trois volumes » publié chez Gallimard « Si Mathieu s’assied, j’ai perdu. La poésie c’est la chaise qui manque » écrivait-il. Et Mathieu ne s’est jamais assis, et la chaise manque toujours. Combien parmi nous, qui nous disons poètes, auront eu ce cœur-là : exister « à côté de soi-même », ne pas séparer leur vie d’homme de leur vie d’écrivain. ? Et nous à la fin « nous nous taisons quand nous écrivons »  Taisons-nous donc. Très tard, Mathieu, mon frère sauvage, nous nous croiserons encore, parmi les fantômes.

Parenthèse : Exceptionnellement je joins aux textes de Mathieu Bénézet, un poème que j’avais écrit après la lecture de « Premier crayon », en 2014.

23. Mathieu Bénézet……………L’Océan jusqu’à  toi (1994)

 

J’ai traversé toute une vie  Et

me sens désert  Sans joie

Je m’arrête comme un amour

fini Sans comprendre

Mon cœur est reclus  Je

n’ai rien senti  Plus

de musique  Ma main appelle

tous les vols  Elle se souvient

à peine des livres aimés

des fleurs coupées dans la chambre

O mensonge des souvenirs

En toi repose une obscurité

semblable dans les vitres où

se brise une âme  Toute la nuit

j’ai lu  Nul homme ne se

reflétait dans les mots

O mensonge qui t’aveugle

J’expie

les parfums naguère respirés

le mauvais temps est venu

Et les lumières s’éteignent

 

 

Ne te confie qu’à moi (2008)

 

Qui parle au-dedans de toi

qu’est cette voix qui ne te guide pas

et te surprend au sortir des rêves

« il est temps de de partir

« il est temps de mourir »

Tu es l’homme qui marche

dans des choses contaminées le

signe t’a oublié le sens ne

t’accompagne pas le chemin

de roses est un chemin de pierres

pierres imparfumées

pierres sourdes

 

« « se vider de soi » dit le poète

        

         la même flamme impossible à souffler :

 

de quoi s’agit-il d’autre que de son propre

         cœur arraché, la mort de Salammbô 

         le supplice de Mathô.  Mathieu  son cœur/poème

         que les autres ne voyaient pas,

         porté en sacrifice sur l’autel de Douleur,

Mais, non, nous ne sommes pas tristes, l’énergie

noire rayonne , comme de ces étoiles                 

dont la lumière ne nous atteint qu’après

qu’elles se sont   éteintes,   la poésie

qu’est-ce  sinon remonter   à la naissance

du noir ? cendre qui ignore sa présence.

 

                                                        (Les noms)

 

 

 

28 avril. Esther Tellermann.

C’était le rite, quand nous nous rencontrions à l’une de nos lectures : Moi : « Que dis-je votre vie Esther est-elle à vous ». Esther : » Ah ! mais, tu fais toujours aussi jeune ! ».

Esther est une « chineuse ». Comme nous habitions dans le même quartier, nous nous croisions souvent dans cette salle des ventes de la rue d’Alésia. Ou bien nous prenions rendez-vous dans cette grande brasserie Zeyer, étincelante, pleine de miroirs, à l’angle de la Place. Une des premières choses que j’ai souhaité, quand je suis arrivé à Montpellier, c’est qu’elle y vienne pour une lecture à la Maison de la Poésie. Notre amitié remonte à loin. Lors d’une lecture qu’elle fit en 2003 de son livre « Encre plus rouge ». Je lui disais avoir été frappé dans ce qu’elle écrivait par une similitude avec Eloges ou Anabase de Saint John Perse, mais en négatif, en un total renversement de la grandiloquence. Dans Terre Exacte (2007) qui a suivi j’ai trouvé répété plusieurs fois « A présent je vais seul » comme une citation masquée de Perse  (« A présent laissez-moi, je vais seul ») La poésie d’Esther est de la même race. « Obscure » sans doute parce qu’elle habite « l’Eclat. » Exigeante, difficile à décrire, d’une beauté solaire, terrienne, rayonnante, faite de métal et de pierres. Mais ce qui s’élève des textes majeurs publiés chez Flammarion, de « Guerre Extrême » (1999), « Contre l’épisode »(2011) jusqu’à « Sous votre nom »(2015) et « Un versant l’autre » (2019), c’est aussi un chant en deçà du chant : son resserrement d’abord, ses affleurements d’éclairs à travers les figures récurrentes d’on ne sait quel « Orient désert » dont on n’aurait rapporté qu’illusions perdues, tout cela fait de cette poésie une sorte de parade cruelle et mystérieuse du langage, qui la place au niveau des plus pures, des plus fortes entreprises « d’écriture sans illusion ».

Pas un poème où l’on ne tombe en arrêt ébloui devant quelque pépite enfouie dans l’or de la langue, véritable illumination rimbaldienne. On se dit devant cela : « voilà la poésie d’aujourd’hui, la vraie. Comment qualifier ce livre. A quel genre appartient-il ? Est-ce une sorte de récit halluciné. Un salut ou un adieu à la poésie élégiaque ? Mais que dis-je « votre vie Esther est-elle à vous ? »

24. Esther Tellermann………………..Sous votre nom (2015)

 

Puis viendra

la barque

nous chargerons

         les gerbes    corps

étaient

le vin          feuillages

nos habitacles.

Nous étions remplis

de syllabes et de seuils

avions échangé

portails et saphirs

divisé

         les écritures

Moires désormais

         nous bercent

dans les céramiques

nous emportons

 

         la ferveur

 

           *

 

Ou bien j’attendais

que le monde s’emplisse

de chants et de

sutures

que soit célébrée la soif

car ici parole nous

cisèle et nous

         flétrit

O qu’un regard encore

         enfle la bouche

que mains se nouent

et bruissent

         du discord

que chaque ombre

de la pleine lumière

adoucisse

         notre solitude.

 

29 avril. Jean Portante

Ma rencontre avec Jean Portante remonte au mois de mars 2016. C’était à l’occasion du Printemps des Poètes. Je dois la naissance de notre amitié à Annie Estève qui l’avait fait venir à la Maison de la Poésie Jean Joubert de Montpellier pour une présentation de son livre « Le Travail de la Baleine », une somme de poésie de plus de 600 pages, une mise en perspective d’un travail d’écriture de trente ans (1983-2013), accompagnée d’une postface de Lionel Ray. J’avais été l’attendre à la gare pour le conduire à son hôtel. Il était venu avec Cesar Stroscio. ex membre du célèbre Quartetro Cedron, qui devait accompagner sa lecture au bandonéon. Je l’ai reconnu dans le hall, tout de noir vêtu, le chapeau, l’écharpe rouge… Le Travail de la Baleine avait été largement salué comme il se doit lors de sa sortie. J’avoue humblement que je ne connaissais sa poésie que par la lecture de ses publications en recueils : « L’étrange langue » qui avait obtenu le Prix Mallarmé (Ed. Le Taillis Pré), « La cendre des mots, » (Ed. Le Castor Astral), soit une vision très fragmentaire de son œuvre. Mais cette fois, je me suis trouvé devant « une somme » de poésie, un véritable « Opéra fabuleux » foisonnant d’images, d’énigmes et d’hyperboles « qui laisse apparaître le visage vrai, l’angoisse de vivre ou la remontée heureuse vers le foyer irradiant des origines familiale ». Une sorte de déconstruction/reconstruction de la chronologie « Travail de l’origine », dont la dernière séquence, ce bouleversant « Journal d’un Tremblement » nous ramène au village natal de San Demetrio, détruit par le tremblement de terre de 2009. Un livre qui est une succession de morts symboliques. Un livre écrit au milieu des siens, je veux dire de tous les poètes qui l’entourent, les vivants et les morts, qui ont nourri son chant.

Il n’est pas facile de rencontrer Jean Portante car il est toujours par monts et par vaux. Nous nous sommes quand même revus à Paris. J’ai dans l’oreille son délicieux accent luxembourgeois. Il a fait publier plusieurs de mes poèmes au Luxembourg, en 2017, dans la revue Transkrit, dont il est un des animateurs. Précieux échanges d’amitié qui nous rapprochent par les mots, et disent combien cette communauté de poésie nous aide à vivre, ombres que nous sommes, rassemblées autour de ce petit feu « ch’emispero / di tenebre vincia » dont parle Dante au chant IV de son Enfer.

 

 

25. Jean Portante…………...Le Travail de la Baleine (2014)

 

Le tremblement de terre, s’il n’a physiquement parlant rien détruit

autour de moi, a fait s’écrouler le paysage intérieur.

Celui que sans cesse je mets et cache dans mes poèmes.

Il était fait de poumon perdu et de mémoire à réinventer.

Il y avait en lui la maison de l’enfance et la langue de l’origine.

Beaucoup d’impalpable.

Propice au sublime jeu de l’oubli et de la mémoire (16/04/09)

 

*

 

Comment tremble une maison qui a perdu son âme ?

Comment tremble l’absence de l’âme d’une maison ?

On m’a dit que le cimetière de San Demetrio n’avait pas été épargné

par le séisme.

C’est là que vit l’âme de mon grand-père.

Au pied d’un énorme cyprès qui lui fait de l’ombre.

J’imagine la tombe, la dalle qui tremble et grand-père qui par une fente

toute fine se glisse dans le monde des tremblants.

Je le vois jouant aux cartes devant sa tombe avec les autres âmes qui se

sont faufilées hors de leurs demeures crevassées.

Ils jouent à quatre trois sept, ils jouent à scopa, ils se racontent des histoires.

A quoi peuvent bien ressembler les histoires des âmes après le

tremblement de terre (20/04/09)

 

*

 

Ma mémoire est désormais inhabitable.

Une mémoire fantôme comme le village dont j’ai parcouru les ruelles

il y a un mois.

Et si ma mémoire a tremblé, qu’elle se soit affaissée ou reste encore debout,

l’écriture a tremblé aussi.

J’ignore à quoi ressemblera une écriture qui a tremblé (06/06/09)

 

*

 

Je m’approche, je le sens, de l’écriture fantôme

Je m’éloigne, je le sens, de l’écriture baleine (06/06/09)

 

San Demetrio / 6 avril 2009 :03 h 32. Journal d’un tremblement.

30 avril. Jean-Baptiste Para.

Entre 1994 et 2004, il animait, sur France Culture, avec André Velter, l’émission « Poésie sur Parole ». Ce doit être dans les studios de la Maison de la Radio que nous nous sommes rencontrés voici bien longtemps. Et quel bonheur se fut de nous retrouver à Montpellier pour une lecture je crois, de « La Faim des ombres ». Jean-Baptiste avait succédé à Charles Dobzynski comme directeur de la revue Europe. Il faut d’abord saluer le courage avec lequel il continue à défendre ce bastion historique de la culture littéraire quand la plupart des revues disparaissent. Ensuite, c’est lui qui, dans son « Anthologie de la Poésie Française du XXème siècle » (2000) a donné la place qui leur était due aux poètes qui n’avaient pas droit de cité chez Gallimard.

Continuons. Jean-Baptiste Para est un immense traducteur de poésie. Il a obtenu en 2017 le Prix de Traduction Etienne Dolet Sorbonne Université. Langue italienne d’abord, sa langue natale, Milo de Angelis, Giuseppe Conte, Camillo Sbarbaro. La même ferveur nous a réunis autour du livre « Nuits de paix occidentale et autres poèmes » d’Antonella Anedda (2009).

La langue russe, c’est une autre Histoire. C’est la langue de son imaginaire, un imaginaire qui semble être venu de très loin, d’un orient ténébreux, de la neige de l’hiver, de l’infini, du silence de l’Histoire ; en 2020, il traduit Boris Ryzi, ce jeune poète disparu en 2001 à l’âge de 26 ans. Or ce livre s’appelle « La neige couvre tout ». On ne peut s’empêcher de penser à la grande neige qui tombe sur « La berline arrêtée dans la nuit » du lithuanien Milosz : « Nous allons voir la belle chambre de l’enfance / la grande neige d’automne fond sur votre visage / Et vous avez sommeil ». Comment alors ne pas faire le rapprochement avec « La Belle endormie », l’univers de « La faim des ombres » (Prix Apollinaire 2006) ce livre magnifique qu’il faut lire avec les yeux grands ouverts des enfants émerveillés par les images. Il y a là quelque chose de ce « bleu de Roublev ». Une enfance qui aime son effroi, l’effroi des contes, des légendes lointaines qui l’habiteront toute sa vie d’homme, qui feront de lui, poète ou simple lecteur « quand au fond de la terre gelée/ dort le dernier des frères cygnes ».C’est le poème dit-il qui « développe » (comme on le dit des photographies) notre existence, qui tire de son sommeil ces pierreries de l’âme, afin de redonner à nos yeux la lumière pure, la couleur de l’innocence, car « Ce qu’on aime plus que soi-même, cela seul est la neige qui ne fond jamais ».

Oh cette neige et ces ombres sur elle, qui passent ! Jean-Baptiste, mon frère cygne, quelle faim de poésie !                                            

 

26. Jean-Baptiste Para… ……La faim des ombres (2006).

 

La Belle Endormie

 

Toujours elle dort et son sommeil est un jardin.

Son silence est tout ce qui me parle. Autour de son cou

passe une chaîne pâle. J’écoute aussi la chaîne pâle.

Je ne m’abrite plus du silence. Ô se donner

comme elle se donne, verdir dans le don

où toujours elle dort, légère, plus légère

que la fleur de l’acacia. Je ne hennirai pas

dans son enclos. Pressé contre la vitre

je porte mon visage comme un cep

sa lourde grappe noire.

Je voulais qu’un visage soit le mien.

Je voulais boire à la vitre, boire

à grands traits son vin glacé.

 

Dehors le vent s’enroue dans la neige.

Je regarde les restes du feu. Je sais que l’aube

arrive de loin. Une rivière sous un drap

et le silence jusqu’à terre. Dehors

les juments courent sur les plaques de neige.

 

Toujours elle dort. Je ne verrai pas ses yeux.

Je sais que la nuit habite au bord d’une plainte.

J’appelle le printemps les yeux où s’effacent

les dettes de l’hiver. Devant le ciel

son nom me dicte le mien

quand l’ombre seule est l’ancre qui pèse

au bas de l’air profond.

 

                                                        (Editions Obsidiane)

1er Mai. Hélène Sanguinetti.

« Le Grand Huit ». J’ai rappelé comment, en 2016, Alain Lance et Michael Hohmann, directeur de la Romanfabrik de Francfort, avaient eu l’idée de cette entreprise d’inter-traduction qui rassemblait quatre poètes français et quatre poètes allemands. J’avais proposé à Hélène Sanguinetti de se lancer dans l’aventure. Et ce furent trois extraordinaires séances de travail, de corps à corps avec la langue, à Francfort, à Berlin, à Paris. Et de folles soirées de défoulement où nous chantions (un peu trop fort !) Brassens, Brel et Ferré. Hélène, comme moi, et comme Gérard (Cartier), avait la mémoire vive des chansons (Quoi d’autre qu’une chanson pour affronter la douleur ?) Le livre (« Anthologie de poèmes allemands et français ») est paru en 2017, édité en France par « Le Castor Astral ».

Avant que je ne vienne à Montpellier, je connaissais Hélène depuis longtemps. Son livre « D’ici, de ce berceau » paru en 2003, m’avait enthousiasmé. Parce que ce n’était pas un simple recueil de poèmes, mais une sorte de fiction où l’on entrevoyait des profondeurs intimes à travers l’opacité d’un mythe. Et en 2017, lorsque j’ai lu « Domaine des englués » (Editions La Lettre volée), j’ai bien vu que j’avais affaire à une poète de haut vol : puissance d’exister, optimisme du corps, devenir, vibration, humour, dérision, joie. C’est clair: « La poésie ? Je ne sais pas, le poème oui, absolument. Je préfère parler du poème, plus concret pour moi » dit-elle dans les Six réponses à Jean-Baptiste Para qui éclairent le sens de ce livre exceptionnel. « Je suis dans le réel le plus réel qui soit ». Le poème alors est en avant. Territoire minuscule « et qui peut se dilater dans une expansion quasi infinie ». Territoire double (la vie/ l’écriture), langue faite d’explosions et de vertiges. Santé du poème, rage, faim, toutes sortes de faims. Et la mort aux aguets. Une poésie à crier dans les ruines. Il faut avoir entendu Hélène lire et scander sur un kalimba (piano à pouces), ces « Chants de l’homme mort tombé de la falaise », pour ressentir combien pour elle le poème « est une forme, un corps en action et en devenir ». Combien pour elle la poésie, comme l’amour, est une souffrance, et aussi une joie. Mais l’amitié : ensemble, aux Saintes Maries, il y a peu, nous avons longuement regardé la mer. « La mer enlève et rend la mémoire » a dit le poète Hölderlin, mais l’amour « de ses yeux jamais las fixe et contemple ».

 

27. Hélène Sanguinetti……………………Inédit..

 

.    « Ici d’amour je fus,           

Long soleil est passé, 

emporté, décapité ? »

Repose le champion réclame

une rose à la fenêtre

une chose, une femelle

à ses pieds,

et que trempent dans la

bassine sexe et orteils compressés

par la course !

Catégoriquement monte

après dans la chambre,

c’était jadis.

Un peintre qui était sourd

agita le chiffon sanglant

à la fenêtre,

« Je suis peintre,

suis animal sous le soleil »

quelle histoire !

c’était quand ?

J’écris dans le noir animal

dans le bleu animal

dans le rouge animal

totalement débarrassée

femme de rien

plus Poïena,

plus papillon

encore plus aile de

papillon

que cet autre peintre

voulait rester            

                    « Pauvre jeune fille,

retourne vite sous

la couverture

– N O N » dit-elle                     

mais tous voulurent

entendre un oui

Depuis lutte est

terrible entre fille

et garçon                 .

 

 2 mai. Gérard Cartier.

Il a fait partie, comme Hélène et Valérie Rouzeau, en 2016, de la bande du Grand Huit. « L’ingegnere Cartier » comme je me plais à le plaisanter. Il a travaillé dans les tunnels, sous la Manche (1985/93), sous l’Alpe : la liaison ferroviaire Lyon Turin dont il rapporte les péripéties burlesques dans son roman « l’Oca Nera ». C’est que nous avons affaire, avec Gérard Cartier, à un géomètre de la poésie (il se pose d’ailleurs lui-même la question : « Ingénieur, ou poète ? »). Notre rencontre datait de loin, j’avais eu le bonheur de lire ses précédents livres, entre autres Méridien de Greenwich, Tristran (Obsidiane), le Petit Séminaire, et j’avais dans l’oreille la résonance de cette poésie, de cette langue sauvage et raffinée, son ancrage dans la tradition, classique et baroque, qu’elle renouvelle. Une façon unique de « bronzer l’élégie », d’arpenter « La dernière lande », avec le vers français, (Ah !  l’impeccable frappe du vers français !). Une approche aussi de l’Histoire, ce cauchemar dont on ne peut s’éveiller comme dit Joyce. L’Histoire, ses bûchers, ses autodafés, ses camps de la mort, ses guerres coloniales, et pour lui surtout, cette épopée tragique du Vercors, qui hante sa vie et sa poésie dans « l’Introduction au désert » et « Le Désert et le monde », et constitue la matière tragique, terrifiante, des 500 pages de « l’Oca Nera » (Ed. La Thébaïde 2019).

Il n’empêche, je tiens «  Le Voyage de Bougainville » (Ed. L’Amourier 2015) pour un des plus beaux livres poésie qu’il m’ait été donné de lire. De par la rigueur toute scientifique, au service d’un dessein qui vise à hisser la poésie vers sa fonction première, la plus haute, qui est de donner accès par le moyen de la parole rythmée, à la connaissance de l’âme et du monde (et de leur réciprocité), qui nous vient de Lucrèce. Inlassable reprise de ce voyage initiatique vers « L’ultime Thulé » (Flammarion 2018), magnifique poème en forme de jeu de l’oie, relation de la quête légendaire de Saint Brendan à la recherche des îles inconnues, comme métaphore d’un réel qui sans cesse échappe. Et le livre qu’il est en train de construire est encore plus explicite : « Le Voyage intérieur », inspiré du célèbre manuel de lecture du XIXème siècle Le Tour de la France par deux Enfants, d’où est tiré le poème que j’envoie aujourd’hui.

Je n’en finirai pas d’énumérer les travaux de cet infatigable travailleur, et tout ce qui nous rapproche : Claude Simon, mais aussi Jules Verne, les chansons de Brassens qui font les belles heures de nos soirées  et surtout Tintin dont il connaît par cœur comme moi tous les jurons du Capitaine Haddock !

Et nous dire parfois que, même la parole poétique, l’art des mots (« A tresser mon destin de tant de vers frivoles ») et de la mémoire, ne chasse pas « l’essaim des souvenirs », ni la mélancolie.

2érard Cartier………….Les larmes d’Arthur (Marseille)
 

 
Longue façade à moucharabiehs est-ce
la Conception        où sont les sœurs où la salle
des officiers        et idiot sur sa chaise paillée
10 francs par jour docteur compris
ce qu’il restait de RBD        le genou
qui criait à coups de marteau le clou incarné
un coup de scie le voilà délivré
sa jambe au firmament avec la main de Blaise
et la chevelure de Bérénice
une constellation en cucurbitacée        sa vie
est passée        l’aventure une jambe vernie
sur quoi vaciller enflammée dans son étoupe
et le bras scié        pleurant les cavalcades
dans les monts du désert harari
en larmes tout l’été s’ossifiant peu à peu
cœur et viscères et de longues visions Djami
lots de dents un corbeau sur son lit misère
on s’enfuit        à défaut de palme en mémoire
de la cour des officiers 125 grammes
à la brûlerie        de café du Harar

(43°17’24,9"N - 5°23’46,2"E)

                                                                                     (Inédit)

 

Partager cette page
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :